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jeudi 17 juillet 2025

IA : la disparition du travail. Hannah Arendt, Abraham Maslow, Marc Augé

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Le regard d’Hannah Arendt offre un angle d'approche possible sur les transformations du travail liées à l’intelligence artificielle, en particulier la question de la destruction d’emplois et de la place accordée à l’humain dans un monde de plus en plus atomisé et automatisé. En relation à la situation actuelle, la question serait non plus seulement de savoir « quels emplois vont disparaître ? », mais plutôt « quelle place l’activité humaine doit-elle occuper dans un monde automatisé ? ».

C'est à dessein que j'ai choisi de titrer sur la "disparition du travail", quand bien même les bonnes âmes vous expliquent tout sourire que l'IA n'engendre pas une "disparition", mais une "transformation" du travail.

Ça me rappelle la statistique selon Trilussa : nous sommes deux, j'ai mangé deux poulets et toi rien. Mais en moyenne, c'est comme si on avait mangé un poulet chacun...

Difficile d'être plus cynique ! Idem lorsque vous voulez expliquer aux gens qui se retrouvent chômeurs du jour au lendemain, que c'est dû à la destruction créatrice, ce mouvement permanent où l’ancien laisse place au nouveau... Car la "destruction créatrice" ne devient une chance que si on en fait un projet collectif, en repensant l’utilité sociale du travail, en redistribuant les gains de productivité, en construisant de nouveaux parcours de reconversion réels, accessibles, humains !

Pour autant, en consultant quelques prévisions, vous verrez qu'elles ne sont pas très roses. Voici un tableau récapitulatif pour vous faciliter la tâche : 

Analyste/Organisation

Prévision

Délai

Impact sur les cols blancs

Source

Dario Amodei (Anthropic, 2025)

50 % des emplois de cols blancs d'entrée de gamme éliminés

5 ans (d'ici 2030)

Oui

Axios

Forum économique mondial (WEF, 2025)

Perte nette de 14 millions d'emplois (2 % de la main-d'œuvre mondiale)

D'ici 2027

Oui, sur les rôles d'entrée de gamme

WEF

Goldman Sachs (2023)

300 millions d'emplois affectés

Non spécifié

Non spécifié

Forbes

Jamie Dimon (CEO JPMorgan, 2025)

L'IA dominera les tâches répétitives dans 15 ans.

Dans 15 ans

Oui, tâches typiques des cols blancs

Forbes

Kai-Fu Lee (Investisseur, 2025)

50 % des emplois remplacés

D'ici 2027

Non spécifié, probable

Fortune

Larry Fink (CEO BlackRock, 2025)

Restructuration des emplois de cols blancs d'ici 2035.

D'ici 2035

Oui

Forbes

McKinsey (2017, actualisé)

15 % des heures travaillées automatisées

D'ici 2030

Oui, impact sur les tâches cognitives

McKinsey

Signalons tout de même que ces pertes d'emplois devraient s'accompagner de créations de nouveaux emplois, mais de fait je crois qu'en l'état personne n'en sait rien !

Par ailleurs, toutes les analyses/prévisions ont toujours une approche économique, sans grand rapport avec le drame réel que vivent les gens qui perdent leur emploi. J'ai donc demandé à ChatGPT de me présenter un tableau mentionnant les indicateurs non économiques :


📊 Tableau des impacts non économiques de la perte d’emploi liée à l’IA

Dimension

Indicateurs non économiques

Conséquences observées

🧠 Psychologique

- Estime de soi
- Dépression / anxiété
- Stress chronique
- Sentiment d’inutilité

- Dévalorisation personnelle
- Troubles de santé mentale
- Perte de confiance

🧍 Sociale et relationnelle

- Isolement
- Conflits familiaux
- Moins de liens sociaux
- Stigmatisation

- Retrait du cercle social
- Tensions conjugales
- Exclusion ou honte

🧭 Sens et trajectoire de vie

- Crise de sens
- Perte de cap personnel
- Projets de vie interrompus

- Désorientation
- Difficulté à se projeter
- Renoncement à l'avenir

🧩 Cognitive et comportementale

- Baisse d’attention
- Démotivation
- Addictions ou comportements à risque

- Difficultés de reconversion
- Augmentation des troubles du comportement


À noter que ces indicateurs sont interconnectés, puisqu'une perte d'emploi peut facilement déclencher un effet domino... Or une réalité ne proposant plus assez de travail pour tout le monde fait-elle encore sens ? Et dans un tel contexte, au niveau personnel, comment chacun(e) va relever le défi qui consiste à donner un sens à sa vie ?

Car le travail est bien plus qu’un revenu : c’est un soutien identitaire, social, psychologique. Lorsque l'IA remplace ou transforme les emplois, il ne s'agit plus seulement d'ajuster des "coûts", mais de préserver la dignité, l'intégrité psychique et les relations humaines des individus concernés.

*

C'est la raison pour laquelle, en m'interrogeant sur l'identité du travail dans cette nouvelle donne due à l'avènement de l'IA, je me suis remémoré la pensée sur le travail exprimée par Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne (The Human Condition, 1958).

Écrite dans le contexte de la guerre froide, après les totalitarismes du XXe siècle et face aux bouleversements technologiques en cours (automatisation industrielle, déjà, débuts de l’informatique, conquête spatiale) ainsi qu'à l’essor de la société de consommation, l’œuvre s’interroge sur la place de l’homme dans un monde en mutation rapide.

Son analyse, bien qu’enracinée dans les années 50-60, reste plutôt actuelle face à l’émergence de l’IA, des algorithmes et de la société numérique, ce qu'elle aurait appelé la « technoscience », qu'elle considère une nouvelle menace potentielle pour la liberté humaine et qui transforme le rapport de l’homme au monde : elle ne la rejette pas en elle-même, mais s'interroge sur la domination croissante de cette technoscience et son impact sur la vita activa et sur le sens de l’existence humaine.

Dans la tradition millénaire de la philosophie grecque (Aristote, Platon), qui différenciait la vita activa de la vita contemplativa, Hannah Arendt reformule cette distinction pour répondre aux enjeux de la modernité, en renversant la hiérarchie classique : chez les grecs, la vita contemplativa – associée à la contemplation, à la pensée théorique et à la recherche de la vérité était considérée supérieure à la vita activa, qui restait subordonnée à la première, bien qu’essentielle pour la vie en communauté.

Arendt, en revanche, conteste la suprématie de la vie contemplative en lui reprochant de rechercher une vérité universelle, souvent au détriment de l’expérience humaine concrète, et remet au premier rang la vie active, qui s'articule en trois dimensions, le travail (labor), l'œuvre (work) et l'action (action) :

  • Le travail (labor), défini comme activité cyclique liée à la survie (manger, se reproduire, subvenir aux besoins biologiques), est éphémère et asservissant (l’homme reste prisonnier de la nécessité) ;
  • L’œuvre (work), définie comme production d’objets durables destinés à survivre à leur créateur et à façonner le monde humain (monde vs. nature), introduit de la stabilité dans l’existence et donne un sentiment d’utilité et de permanence ; 
  • L’action (action), définie comme activité purement humaine et liée à la pluralité et à la politique, repose sur la parole (délibération, récit), l’initiative (commencer quelque chose de nouveau) et la relation aux autres (agir ensemble, sans but utilitaire). C’est le domaine de la liberté et de la singularité (chaque action est unique), qui fonde la polis (l’espace public). 

Je vois cependant un problème terminologique dans la traduction choisie - et acceptée - des catégories labor et work, rendues respectivement par travail et œuvre, que je traduirais pour mon compte par labeur et travail. Loin de moi l'idée de critiquer Georges Fradier, premier traducteur français de The Human Condition (1958) d’Hannah Arendt, publié en 1961 aux éditions Calmann-Lévy sous le titre La Condition de l’homme moderne.

Même si je pense que les termes labeur et travail correspondraient mieux à la réalité d'aujourd'hui. Cela dit, en 2025, le monde s'est extrêmement complexifié depuis les années 60, et il n'est plus possible de faire rentrer l'ensemble des activités humaines dans trois catégories ! En revanche la perte des emplois évoque davantage, selon moi, la grande difficulté de satisfaire les deux premiers niveaux de la pyramide des besoins selon Maslow : les besoins physiologiques (manger, boire, dormir…), et les besoins de sécurité (abri, stabilité…).

D'où l'impossibilité de parvenir aux trois niveaux supérieurs [besoins sociaux (appartenance, amour…), d'estime de soi et d'accomplissement de soi], tant que les besoins de base ne sont pas réalisés !


D'aucuns me diront que cette théorie est simpliste, critiquée, tout ce que vous voulez. Mais pour avoir vécu moi-même ce qu'elle décrit, je la trouve tout à fait pertinente. L'enchaînement des malheurs va parfois très vite...

Car que faire lorsque l’intelligence artificielle écrit seule des textes, génère des images, automatise des services, remplace des métiers, etc., en bouleversant tous les repères de notre économie fondée sur la productivité : tu produis = tu perçois une rémunération ; tu ne produis pas = tu ne vaux rien. Un raisonnement hérité de la révolution industrielle, mais qui domine toujours notre culture et nos politiques.

Ou lorsqu'une startup, Mechanize, conçoit l'idée même de développer des environnements de travail virtuels qui permettront l'automatisation complète de tous les secteurs économiques, pour remplacer, PARTOUT, l'ensemble des travailleurs humains !? Et après ?

On fait quoi des milliards d'humains laissés sur le carreau ? Si des millions de tâches peuvent être effectuées sans nous, que faisons-nous des personnes qui les occupaient hier ? Si la santé, l’éducation, la création ou la solidarité sont peu ou pas rémunérés, est-ce que ça signifie que ces secteurs sont inutiles et ne valent plus rien ? Quel sens donner à l'éclosion des déserts médicaux, des friches incultes, des lieux abandonnés ou poubellisés, et d'autres non-lieux chers à Marc Augé ?

Pendant des siècles, l’emploi fut la clé d’entrée dans la société : un statut, un salaire, une dignité. Mais aujourd’hui, à mesure que les algorithmes remplacent les bras et les cerveaux, ce lien entre activité économique et reconnaissance sociale se fissure. Et avec lui, l’idée même de valeur humaine.

En Italie, l'Article premier des Principes fondamentaux de la Constitution de la République italienne (1er janvier 1948) proclame :

« L'Italie est une République démocratique, fondée sur le travail. »

Le principe est grand, mais qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Si peu, en Italie et ailleurs...

*

Je conclurai ce billet sur cette citation de Marc Augé :

« Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique sera un non-lieu. »

Extrait de Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992).

Notre terre est pleine de non-lieux. Nous en sommes tellement cernés que nous ne les voyons plus. Il y a surabondance : d’espaces (développement exponentiel des zones d’échange et de transit), d’événements (actualités permanentes), de références (infobésité, hyperinformation, uniformisation culturelle). Nous sommes en transit permanent. Les non-lieux sont les formes spatiales dominantes de la mondialisation et de la société de consommation.

Et tout comme pour notre rapport au travail, notre rapport au monde (automatisé) demande à être repensé, à reconsidérer la manière dont nous l'habitons, à retrouver du sens, de la mémoire et du lien dans ces lieux qui n'en sont plus.


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