mardi 15 juillet 2025

IA : l'ignorer ou s'en moquer ne la fera pas disparaître !

J'ai récemment rencontré deux réactions sur l'IA qui m'ont laissé particulièrement perplexe :

1. J'ai ouvert un fil de discussion sur la première place de marché en ligne dédiée aux traducteurs (plus d'1,5 million de membres), pour tester un peu la réactivité de la profession : très peu de réponses, et cette réaction, « chaque fois qu'on me parle de l'IA, je rigole... »

2. Je me suis permis de signaler à une traductrice de métier dont les positions me semblaient justes, mon dernier billet intitulé « AI Invasion in the Translation and Localization Market: a Seismic Shift for Freelancers, LSPs and End Clients ». Retour : « Je suis désolée, mais si je vois "co-écrit avec ChatGPT", je passe mon chemin. Pourquoi lire quelque chose qui n'a pas été écrit ? »

Ma réplique, un peu piquée, il est vrai :

Piètre réaction ! Ça me fait penser à ces traducteurs, il y a des années, qui refusaient les premiers traitements de texte parce qu'ils préféraient leur machine à écrire... C'est pas comme ça que le métier avancera ! Par ailleurs, il est tout à fait faux de prétendre que "ça n'a pas été écrit" : j'ai passé plus de deux jours sur ce billet, pour le rédiger et lui donner sa cohérence. Les passages de ChatGPT ont été incorporés là où je le souhaitais. Donc une réaction intelligente serait de dire "je lis ce billet et je le critique, en soulignant ce qui est faux". Ça, j'accepterais volontiers. Mais le refuser a priori parce qu'il y a des mentions de ChatGPT ne fait pas avancer le schmilblick, loin de là. Désolé pour la franchise.

*

Je vais donc essayer de démêler l'écheveau des idées préconçues qui ne mènent nulle part, sinon droit dans le mur...

Sur le premier point, c'est risible, justement. Que ça prête à sourire, pourquoi pas ? Beaucoup de sujets sérieux peuvent prêter à sourire. Mais ne surtout pas sous-estimer ce que j'ai qualifié de troisième révolution civilisationnelle. Pour faire bref, il conviendrait de passer du rire à la réflexion.

Le deuxième point est bien plus insidieux et demande une réponse approfondie. Dans tous les cas, cette simple "remarque" suscite en moi quantité d'observations, dont la première est qu'elle est fausse. Totalement. Ce serait comme ignorer les suggestions d'un correcteur orthographique (étape obligatoire pour tout traducteur qui se respecte), au prétexte que ce n'est pas un humain ! C'est un outil, l'IA aussi est un outil. Et comme tous les outils, elle n'est ni bonne ni mauvaise en soi, sa qualité dépend de l'usage qu'on en fait. L'analogie avec le couteau est très parlante : un couteau peut servir à couper du pain ou à blesser quelqu’un, or ce n’est pas le couteau qu’il faut accuser, mais la main qui le tient. Idem pour l'IA...

Dans un vieux texte, qui remonte aux années 90, sur la CAO (Création Assistée par Ordinateur), Jacques Lacant disait ceci : 

… mais peut-être qu'au lieu d'être menacée par l'ordinateur la liberté créatrice pourrait mieux s'épanouir grâce aux moyens accrus qu'il met à sa disposition. Refuser, de peur d'empiètements, ou par principe, le concours d'une branche aussi féconde de la science moderne, ce n'est certainement pas la voie de l'avenir…

Applicable à l'IA à la lettre !

Mais il y a un autre point que je ne peux passer sous silence quant à un texte qui n'aurait pas été écrit.

J'écris depuis que je suis adolescent. J'ai 68 ans à présent, j'écris donc depuis plus de 50 ans, surtout de la poésie (pas loin de 20 recueils, pratiquement jamais publiés), le contenu de ce blog à lui seul dépasse un million de mots, j'en ai traduit 20 autres millions en quarante ans, et je n'ai pas toujours le mot juste sous la main, au bon moment. Je lis beaucoup aussi. Par passion, personnelle et professionnelle. Il m'arrive d'ailleurs, assez souvent, de trouver chez les autres des phrases ou des paroles si parfaites que j'aurais tant aimé les écrire moi-même. Que fais-je dans ces cas-là ? Je les prends et je les fais miennes !

Extrait d'un poème à ma femme :

j'ai fait miennes les plus secrètes émotions
des plus magnifiques poèmes
des poètes de toujours

je te les donne

Idem avec ChatGPT : lorsque je trouve des raisonnements pertinents et que je décide de les insérer dans mon texte, je les fais miens. Cela signifie que je me les approprie, et que lorsque je publie un texte avec des mentions de ChatGPT ou de n'importe quelle autre IA dedans, j'en assume la paternité, en toute conscience. Ce n'est pas pour rien que je signe tous mes billets ! Donc venir me dire Pourquoi lire quelque chose qui n'a pas été écrit ? est une insulte à mon intelligence et à mon discernement. Inacceptable. Absolument inacceptable.

Je vais devoir m'inventer IA inside...

Refuser a priori un texte coécrit avec l’IA, c’est aussi refuser, de fait, une forme agrégée de la mémoire et des savoirs humains...

Les LLM sont entraînés sur des milliards de pages issues de livres, d’articles, de dialogues, de codes, d’essais… C’est un miroir, imparfait mais puissant, de la connaissance humaine.

Penser Pourquoi lire quelque chose qui n'a pas été écrit ? revient à refuser de lire un texte influencé par des milliers de bibliothèques, des siècles de pensée, et qui porte trace du collectif humain. 

Fi du déni ! Dans cette phrase, la négation n'est pas au bon endroit : « Pourquoi ne pas lire quelque chose qui a été écrit ? »

*

En conclusion, l'IA est là, et elle va y rester. Elle va même envahir nos vies de plus en plus, dans tous les aspects, tous les secteurs, toutes les langues, les cultures, à un rythme exponentiel, comme un tsunami inexorable ! Nier son existence n'aide en rien à appréhender le phénomène, à s'y préparer et apprendre à vivre avec, en développant notre capacité collective à comprendre, critiquer et utiliser les outils actuels (et ceux qui viendront) de manière responsable.



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