Hier j'ai participé à une manifestation qui s'est déroulée au cœur de Rome, à Piazza Navona, pour celles et ceux qui connaissent. La place était divisée en deux, avec de part et d'autre de la fontaine des fleuves en restauration, marchands de tableaux et touristes d'un côté, manifestants de l'autre.
Organisée par les gens du "peuple violet" (ceux du No Berlusconi Day), nous n'étions pas seuls puisque d'autres manifestations avaient lieu en simultané dans plus d'une dizaine de villes importantes, du nord au sud (Milan, Bologne, etc.).
C'est la sixième manifestation en neuf jours qui se tient à Rome, sans compter une contestation permanente organisée devant le parlement italien depuis maintenant plusieurs jours. Il faut dire que les Berlusconneries vont bon train en ce moment, il nous en sort plus ou moins une par jour et la dernière en date fait des vagues. Tellement de vagues que ça risque de se transformer en tsunami vite fait.
De quoi s'agit-il ? En deux mots : les 28 et 29 mars doivent avoir lieu en Italie les élections régionales. Les partis ont donc présenté leurs listes respectives, et la soumission des listes est bien évidemment assujettie à des règles formelles, avec une date et heure limites. Or il s'est trouvé que les deux listes du PDL (parti de Berlusconi) de Rome et de Milan n'ont pas été admises pour non-respect de ces règles :
- dans le cas de Milan, il y avait plus de 500 signatures qui étaient irtrégulières, et donc une fois déduites, le candidat Formigoni n'avait plus le nombre de signatures suffisantes ;
- à Rome, le politique chargé du dossier l'a fait en retard parce qu'un petit creux à l'estomac lui a imposé d'aller manger un sandwich au lieu de présenter sa liste à l'heure...
Je vous passe les détails (faudrait faire au moins dix billets...) pour arriver à la conclusion : que fait Berlusconi ? En 24 heures il nous pond d'urgence un décret-loi, signé dans la foulée par le Président de la République (là encore, il y aurait beaucoup à dire, voir le P.S., en italien...), pour réinterpréter la loi électorale en vigueur jusqu'alors et fournir aux juges chargés de se prononcer pour ou contre l'admissibilité des listes « l'interprétation authentique » de la loi électorale !!!
Ce bordel, mon neveu ! D'autant plus que non seulement le contenu du décret est vraiment risible (l'article 1, par exemple, énonce qu'il suffit que les délégués chargés de faire enregistrer les listes soient présents dans le tribunal et non plus au Greffe du tribunal... Conséquence, même en mangeant un sandwich à la cafétéria du tribunal, c'est comme si vous aviez fait enregistrer votre dossier à l'heure par le greffier !), mais de plus il viole la Constitution italienne en plusieurs points, notamment le dernier alinéa de l'article 72, mais surtout, surtout, l'article 3, l'un des 12 principes fondamentaux qui entérine l'égalité des citoyens devant la loi.
Pourquoi ? Parce que Berlusconi était tellement pressé de sauver la mise à son parti qu'il a fait un décret-loi "interprétatif" tellement spécifique que les autres listes d'autres partis qui n'ont pas été acceptées dans d'autres régions ne pourront pas participer !!!
Voilà pourquoi très nombreux sont les italiens qui considèrent ce coup de force comme un "coup d'état"...
J'arrête là même s'il y aurait encore beaucoup à dire, mais je pense que l'essentiel y est pour vous permettre de comprendre.
[MàJ - 23h35'] Et le plus incroyable dans cette histoire, c'est que ce décret n'aura servi à rien ! En effet, selon les intentions déclarées de Berlusconi et de son parti, il devait servir de référence aux décisions des deux Tribunaux Administratifs Régionaux, de Lombardie et du Latium, or le premier s'est prononcé positivement le lendemain de sa promulgation mais pour d'autres motifs ; quant au second, l'info est tombée dans la soirée, il s'est prononcé négativement en refusant l'admissibilité de la liste du PDL dans le Latium, et en déclarant que le décret ne pouvait pas être appliqué !
En outre les deux Conseils régionaux ont délibéré de recourir devant la Cour constitutionnelle pour se prononcer sur le conflit de compétence (il faut savoir que les lois électorales régionales dépendent ... des régions, et non pas de l'exécutif central, qui a émis le décret anticonstitutionnel) et suspendre le décret.
En résumé, un succès total pour Berlusconi. Je m'esclaffe, mouarf mouarf mouarf :-)
* * *
Donc, cette manifestation a été organisée en 24h (!), puisque la norme incriminée date du 5 mars, le 6 l'appel à manifester a été lancé sur le Net et le 7, hier, nous avons rempli une moitié de la place.
Une manifestation atypique tant par les modalités de son organisation (ce sont les participants qui contribuent aussi pour payer les frais) que par son contenu. Aux journalistes qui demandaient au début qui étaient les orateurs (en pensant bien sûr à des gens célèbres, ou pour le moins connus), les organisateurs répondaient qu'ils n'en savaient rien.
Puisque ce sont les gens, M. et Mme Tout-le-monde, des citoyens comme vous et moi, qui se sont inscrits pour parler dès lors qu'ils avaient quelque chose à dire. Et je peux vous dire qu'aucune intervention n'était hors sujet et que chaque message a porté. Mais comme je ne peux pas tout vous raconter, j'ai choisi de transcrire et traduire une intervention, qui m'a beaucoup frappé. C'est celle d'un magistrat de la cour de Cassation, il s'appelle Vincenzo Marinelli, voici la vidéo et la transcription-traduction à suivre :
« Je me suis demandé s'il était opportun que je vienne parler devant vous. En général les juges ne s'expriment pas en public, et d'ailleurs ils ne savent pas s'exprimer. Toutefois, aujourd'hui, la question n'est plus de savoir si c'est opportun ou pas, la question est : si je ne le fais pas maintenant, quand le ferai-je ?
Généralement, les juges parlent sur un ton mesuré, mais si je ne m'exprime pas franchement, aujourd'hui, quand le ferai-je ? Que devra-t-il encore se passer pour que les gens s'indignent et expriment directement cette indignation ?
Je me suis demandé si mon intervention à visage découvert n'allait pas être instrumentalisée, si on n'allait pas la prendre comme prétexte pour dire à la télévision : "Regardez, et voyez qui sont et que font ces gens-là !" Et bien, dites-le ! Dites-le.
Mais moi je dois me réapproprier de mes droits de citoyen, et je dois prendre la parole, haut, fort et clair !
L'heure n'est plus à la prudence. Ce n'est pas le moment de se demander : "on va se servir de mon intervention comme prétexte". Non. Le moment est venu de parler. Plus question d'être aphone. L'heure est venue de dire ce qu'est la démocratie, et ce qu'est la justice.
Mais laissez-moi tout d'abord vous dire deux mots sur mon rôle en tant que magistrat, sur pourquoi je suis magistrat. Je suis magistrat parce qu'un jour quelqu'un m'a expliqué (à l'époque il y avait de bons professeurs, maintenant les temps ont quelque peu changé, avec des enseignants qui sont humiliés au quotidien), mon professeur de lycée m'a expliqué : "Tu veux être libre, Marinelli ? Rappelle-toi qu'il y a encore des concours qui ne sont pas truqués. Rappelle-toi que tu peux passer le concours d'entrée dans la magistrature et être admis. Rappelle-toi qu'ainsi tu seras libre et tu te seras payé ta liberté." Et bien c'est ce que j'ai fait.
Alors quand vous entendez dire : "Les magistrats sont de gauche, les juges sont ceci, les juges sont cela", et bien moi je dis : "Non. Les juges sont recrutés sur concours. Le concours est un prix à la diligence. Tous peuvent être reçus, qui avec des idées, qui avec d'autres. Mais c'est une garantie pour le citoyen, parce que si tous les juges étaient l'expression des partis politiques, alors là, oui, vous auriez raison de vous méfier des juges".
Donc si aujourd'hui je peux parler ainsi, c'est parce qu'au plan institutionnel, je n'ai rien à craindre, et rien à espérer. Que peuvent-ils me faire ? M'acheter ? Je ne suis pas à vendre, et la plupart des juges ne sont pas à vendre. [Applaudissements]
Et donc je parle. Et je veux vous parler de ce décret, pour vous dire que c'est la énième preuve d'une érosion progressive de la démocratie dans notre pays. D'habitude je n'emploie pas les mots forts, donc je me garderai bien de dire que nous en sommes au fascisme. Je sais que nous n'en sommes pas au fascisme. Mais nous assistons à une involution autoritaire. À un évidement de la démocratie de l'intérieur. À une distorsion de notre Constitution. Oui, nous en sommes là ! Et voilà pourquoi il faut parler. Voilà pourquoi l'heure n'est plus à la prudence ! À quoi sert-il d'être prudents face à ce qui se passe aujourd'hui ? À quoi sert-il d'être prudents si on ne dit pas haut et fort ce qu'est la démocratie, si l'on ne témoigne pas de ce qu'est la démocratie ?
[interruption sous les applaudissements de la foule, qui crie en chœur JUSTICE, JUSTICE, JUSTICE !]
On nous dit : "Ce décret est un moindre mal parce que c'est un décret d'interprétation". Non, ce n'est pas un moindre mal. C'est un mal majeur.
Laissez-moi tenter d'expliquer en deux mots ce que signifie "décret interprétatif".
Il est interprétatif au sens où il s'applique rétroactivement. Donc c'est comme si, dès le départ, la loi avait été écrite de manière à faciliter les embrouilles, de manière à faciliter la violation de formalités essentielles servant à garantir la collectivité. Dans ce sens, il est interprétatif.
Par contre si vous dites que le noir doit être interprété comme blanc, alors ce n'est plus un décret interprétatif mais un décret novateur. Il s'agit donc d'un décret qui cumule les maux des deux catégories d'actes : la norme interprétative d'une part, et la norme novatrice de l'autre.
Chers amis, la question posée est celle de notre liberté, de notre démocratie.
De plus, lorsqu'on parle de « formes », attention à ne pas opposer trop facilement la forme à la substance. La démocratie est faite de formes. Que dit le premier article de notre Constitution ?
Il ne dit pas que l'Italie est une république basée sur les soubrettes et sur l'abrutissement de la télévision qui devrait compenser l'éducation et la culture ! Non. Il dit que l'Italie est une République démocratique, fondée sur le travail, et que la souveraineté appartient au peuple, qui l'exerce dans les FORMES et dans les limites de la Constitution.
[un des organisateurs s'approche en lui disant d'abréger et de conclure, la foule crie LAISSE-LE PARLER, LAISSE-LE PARLER !]
La Constitution est un grand référentiel de formes, de formes essentielles, de formes qui servent à protéger la démocratie, de formes qui servent à protéger les plus faibles, parce que les forts n'ont pas besoin de certaines formes. Ce sont les faibles qui ont besoin des lois, de la protection des lois, et de la protection que leur donne la Constitution en premier lieu.
C'est pourquoi l'on dit : "La loi est la même pour tous", et non pas : "La loi est la même pour tous, mais pour les amis elle s'interprète".
Ce n'est pas ce qui est dit. Et si on en arrive à dire ça, c'est qu'on est sur une mauvaise pente. Une pente sur laquelle il devient difficile de discerner entre ce qu'est la démocratie et ce qu'est l'autoritarisme.
Or c'est exactement la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui, malheureusement.
Permettez-moi de terminer sur une déclaration en faveur du Parti de l'Amour. Je ne parle ni du Parti de l'Amour de Berlusconi, ni du Parti de l'Amour de Cicciolina, pour qui s'en souvient encore. Non. Laissez-moi vous dire que je suis Parti de l'Amour pour la Constitution.Pour cette Constitution que j'applique tous les jours. Pour cette Constitution que j'ai appris alors que j'étais adolescent. Pour cette Constitution sur laquelle j'ai prêté serment.
Voilà mon amour. Voilà mon Parti de l'Amour.
Et si on doit m'accuser d'être un taliban, et bien ... qu'on le fasse ! Tout amoureux peut aussi avoir son petit côté taliban !
J'aimerais conclure en disant tous ensemble : "Vive la démocratie, vive la liberté, vive la Constitution née de la Résistance !" »
* * *
Voilà. Rendez-vous samedi prochain pour une nouvelle manifestation nationale. Tôt ou tard il faudra bien qu'il se casse, ce bouffon. Qui ne fait plus rire personne depuis longtemps...
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P.S. Aujourd'hui même, l'intervention de Marco Travaglio (transcription en italien, désolé) analyse en détail la signature du décret par le Président de la République, Giorgio Napolitano.
Je vous traduis juste l'une des dernières phrases du discours : « Nous sommes désormais la proie d'un régime sur le déclin mais qui n'en est pas moins dangereux pour autant, je crois d'ailleurs que dans les mois à venir il nous en fera voir de toutes les couleurs, et ça sera pas du beau, mais du mauvais ! »
Même si Travaglio a souvent raison, là j'espère sincèrement qu'il se trompe. Sans trop y croire...
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