mercredi 25 novembre 2009

Les repentis, l’omertà et la parole mafieuse


Billet de décryptage.

Vu que vous risquez d'entendre parler de plus en plus souvent de l'implication - présumée - des compères Silvio Berlusconi et Marcello Dell'Utri dans les attentats mafieux qui ont ensanglanté l'Italie entre le printemps 1992 et l'automne 1993 (et jusqu'à début 1994 si l'on considère l'attentat au stade olympique de Rome, quand bien même la date d'exécution n'a pas été établie de façon certaine), je voudrais vous fournir quelques éléments pour vous permettre de mieux saisir le phénomène du "repentisme" (pentitismo en italien), pratiquement inconnu en France et dont l'appréhension va rarement au-delà d'une signification primaire du terme "repenti".

Or ce thème va être crucial pour Berlusconi dans les semaines et les mois à venir, car toute sa défense contre ceux qui l'accusent d'avoir été commanditaire externe des attentats va se jouer autour de la "fiabilité" et de la "vérité" que l'on peut accorder - ou pas - à la parole de ces "repentis" (à moins qu'elle ne soit étayée par des preuves matérielles irréfutables, chose que nous ne savons pas encore).

Terme dont Wikipedia nous dit qu'il désigne les membres de la mafia italienne (Cosa Nostra, 'Ndrangheta, Camorra) qui acceptent de briser l'omertà (ou loi du silence), et livrent des informations à la police en échange d'une protection et d'une remise de peine.

Repentisme qui joue depuis ses origines un rôle fondamental dans la lutte contre la mafia, selon Giovanni Falcone lui-même, qui fut l'un des premiers à théoriser la nécessité d'une loi ad hoc pour encadrer la matière.

Donc pour écrire ce billet je vais m'appuyer sur un reportage diffusé il y a quelques semaines à la télé italienne (23 octobre dernier), durant l'émission Blu Notte - Misteri italiani, de Carlo Lucarelli, sur l'histoire des repentis mafieux.

Qui récapitule l'historique du repentisme en Italie, défini comme la "mafia qui parle" ... sans toujours être entendue ni écoutée. En tout cas un gros problème d'abord pour la mafia, puisque tout ce que l'on sait aujourd'hui sur la nature et les formes de la culture mafieuse, nous le savons grâce à la parole des "repentis".

Dont le premier remonte à l'année 1876, lorsque mafia s'écrivait avec 2 f (maffia), un certain Salvatore D’Amico, affilié à la secte des Stuppagghiari, qui décrivit le rituel d'initiation et se déclara prêt à confirmer publiquement ses accusations, mais qui fut assassiné un mois avant l'ouverture du procès.

Sans trop entrer dans les détails, passons à Melchiorre Allegra, un médecin d'Alcamo qui fut le premier, en 1937, à parler des relations entre la mafia et la politique (déjà !), mais dont les déclarations furent mises aux oubliettes et ne furent retrouvées qu'en ... 1962, soit 25 ans plus tard, et publiées par Mauro De Mauro.

L'année suivante, en 1963, Joe Valachi, premier repenti de la mafia américaine, déclara au FBI que pour les mafieux, la mafia était "cosa nostra" (notre chose). En 1978, ce fut autour de Giuseppe Di Cristina, premier à parler de la montée en puissance des corléonais.

Mais la véritable rupture des liens de l'omertà, elle arrive en 1973 avec Leonardo Vitale, un tueur de la mafia qui décida de se repentir, au véritable sens du terme, et qui eut probablement le malheur de faire ses premières déclarations devant Bruno Contrada, qui mirent en cause pratiquement 400 personnes. Au final, seuls lui et son oncle furent condamnés ! Officiellement, il ne fut jamais cru, mais plutôt considéré comme fou et interné en asile où il subit plusieurs électrochocs. Démis en juin 1984, il fut assassiné 6 mois plus tard.

L'État n'avait pas daigné prendre en considération sa dénonciation de Totò Riina, Bernardo Provenzano, Michele Greco et Vito Ciancimino, entre autres, cosa nostra donna plus de poids à ses paroles...

PENTITISMO 1/3 from Ferdy on Vimeo.

La mafia avait parlé, mais elle ne fut pas écoutée, jusqu'en ... 1984, avec la "collaboration" entre Tommaso Buscetta et Giovanni Falcone.

Donc, pour récapituler, de 1876 à 1984, il aura fallu plus d'un siècle pour que l'État italien se décide, ENFIN, à écouter parler la mafia, les très rares fois où quelques-uns de ses membres donnèrent un éclairage important au phénomène mafieux, d'autant plus important qu'il venait de l'intérieur.

Si important que nous vivons encore aujourd'hui les conséquences de la collaboration de Tommaso Buscetta ! Mais il faudrait un livre entier pour raconter tout ça... (et je ne trouve toujours pas d'éditeur, malheureusement :-)

De plus, en 1984, nous sommes en pleine guerre de mafia (plus de 1 000 morts violentes entre 1978 et 1983), avec la décimation en règle des chefs et des clans perdants - Bontate, Badalamenti, Inzerillo - par le camp vainqueur des corléonais - Liggio, Riina, Provenzano. Buscetta lui-même, proche des clans perdants, vit exterminés quatorze membres de sa famille proche : ses 2 fils aînés, son frère et son neveu, son gendre et ses neveux, son beau-frère, son témoin de mariage, etc.

Son "repentir" fut d'ailleurs un acte de vengeance assumé, puisqu'il commença ses déclarations par la phrase : "je ne me repens de rien, je ne renie rien de ce que j'ai fait"...

Giovanni Falcone, le juge à qui Buscetta raconta son passé mafieux parce qu'il avait confiance en lui, expliqua qu'il considérait Buscetta comme un prof de langue étrangère, capable de lui fournir une clé d’interprétation, une méthode et un code pour déchiffrer les infos liées à la mafia, sa structure interne, ses rites, etc., et que tout ceci fut véritablement le "début de la connaissance de Cosa Nostra" !

Une "collaboration" qui déboucha sur le maxi-procès de février 1986 : 475 personnes renvoyées devant la justice, qui se termina le 15 décembre 1987 et dont 375 condamnations furent confirmées en cassation, en 1992, véritable motif à l'origine de la saison des carnages...

Dans les années qui suivirent, l'État dut gérer jusqu'à 1 240 "repentis", en ne disposant pour encadrer une matière aussi délicate que de la loi Cossiga du 6 février 1980 sur les repentis du terrorisme pendant les années de plomb, une lacune législative qu'il fallut donc combler. D'autant plus que cette carence, jointe à un certain manque d'expérience des enquêteurs pour gérer ces situations et à la masse de repentis, conduisirent inévitablement à des débordements, des excès, des dépistages (faux repentis qui racontaient n'importe quoi pour brouiller les pistes ou décrédibiliser les "vrais" repentis), et des polémiques à n'en plus finir sur la fiabilité du "repentisme" en général.

De 428 repentis en 1996 ils n'étaient plus que 237 en 2007, signe que le rapport de force est en train de s'inverser. Car lorsque les mafieux croient appartenir à une organisation perdante, ils se repentent. Inversement, le jour où ils pensent que l'État n'est plus assez fort pour les protéger, ils ne se repentent plus. Est-ce un hasard si aujourd'hui la mafia parle de moins en moins ?

D'où la nécessité pour les juges de tout vérifier, de tout recouper, pour parvenir à des niveaux probatoires d'autant plus élevés que les inculpés sont haut placés dans l'échelle sociale, voir les procès Andreotti, Dell'Utri, et, probablement bientôt, Berlusconi...

Dont les "points de contact" avec la mafia sont nombreux, certains prouvés, étalés dans le temps : selon Gaspare Mutolo, la mafia voulait déjà kidnapper Berlusconi dans les années 70, ce qui l'amena à "embaucher" Vittorio Mangano suite à une réunion à Milan entre Berlusconi, Mimmo Teresi et Stefano Bontate, le chef des chefs de la mafia de l'époque. Au terme de la rencontre, Berlusconi aurait déclaré à Bontate qu'il "était à disposition pour quoi que ce soit". Or "être à disposition de la mafia", ça signifie "corps et âme"...

Mais s'il est vrai qu'il convient de mettre le conditionnel aux propos rapportés, cela fait quand même beaucoup de déclarations et de coïncidences concordantes ; et beaucoup de déclarations et de coïncidences concordantes, ça donne un indice ; certes, un indice reste un indice, mais si deux indices font un soupçon et trois indices une preuve, dans le cas de Berlusconi nous avons des indices par ... dizaines et dizaines, voire par centaines en incluant Dell'Utri, outre quelques preuves "matérielles", des écoutes téléphoniques, des chantages, etc. ! Répartis sur plus de trente ans !

Sans compter les déclarations de nombreux repentis qui se recoupent parfaitement, depuis longtemps déjà, et qui continuent d'arriver, apparemment avec de plus en plus de force.

Par conséquent même s'il est clair que Berlusconi va mobiliser toute sa puissance de feu médiatique pour démolir les repentis qui l'accusent, en hurlant à la persécution judiciaire par des juges communistes qui manœuvrent les repentis à des fins politiques et en insistant sur le fait qu'il s'agit d'assassins de prêtres et d'enfants innocents, il est tout aussi clair que corréler la véracité de leurs déclarations aux crimes féroces qu'ils ont commis n'est en rien un gage de vérité ! En gros, l'équation est celle-ci : tu es un tueur, donc tu mens. A contrario, je suis président du conseil, donc par définition je ne peux pas mentir. Mais les apparences peuvent parfois être trompeuses, ô combien !

C'est là où je voudrais faire une brève digression sur la "parole mafieuse".

Dans la langue des mafieux, les mots ont un poids spécifique qui les rend difficilement compréhensibles par le citoyen lambda. D'un côté, il semble qu'ils utilisent le même vocabulaire, les mêmes mots, et pourtant ils n'ont pas le même sens. On en revient un peu à Falcone comparant Buscetta à un professeur de langue étrangère...

Ils parlaient pourtant la même langue ! Donc je me suis souvent demandé pourquoi cette différence de perception, à la fois culturelle et mystérieuse : derrière les apparences les plus simples se cachent des réalités beaucoup plus subtiles. Comme les "pizzini" de Provenzano, ces courts messages tapés sur une vieille machine à écrire, où certaines fautes d'orthographe sont faites intentionnellement pour laisser croire au lecteur que le scripteur est à peine plus qu'un cancre...

Or à mon avis, ce qui donne aux mots mafieux cette densité propre, c'est que la contrepartie des mots qu'ils prononcent, c'est la mort !

Roberto Saviano est passé maître dans l'art de décrypter ce langage. Du reste, lui-même est condamné à mort à cause des mots qu'il a écrits...

Par conséquent, qui croire entre des tueurs mafieux qui ont avoué leurs crimes et un président du conseil qui ment comme il respire ?

Pour moi, la réponse pourrait couler de source. Et pour vous ?


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P.S. À propos d'omertà, je voudrais vous proposer les deux principales pistes étymologiques, dont l'une est davantage liée à la camorra, et l'autre à la 'ndrangheta :
  1. Omertà viendrait du terme umertà appartenant au dialecte napolitain, qui remonte au latin humilitas. La camorra était également dénommée la Société de l’humilité, et dans ce cadre omertà signifie soumission et respect absolu des règles imposées aux membres de la "Société"...
  2. Dérivé de omineità (humanité), étymon "omu" (homme), adaptation probable de l'espagnol "hombredad" (de "hombre", homme), puisque la Sicile a été espagnole pendant plusieurs siècles. Dans ce cas, la notion d'omertà signifie "être homme", "homme d'honneur".
Ceci dit, la mafia comme "honorable société" a fait son temps, et en Italie les seuls qui se font appeler "honorables", aujourd'hui encore, ce sont les parlementaires. Dont la moralité est assez souvent inversement proportionnelle au titre qu'ils portent...

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vendredi 20 novembre 2009

Berlusconi et Dell'Utri, commanditaires des bombes de 1993 ?


Personnellement, je serais enclin à virer le point d'interrogation, mais la présomption d'innocence vaut encore. Même s'il y a déjà lurette que ces deux-là ne sont plus compatibles avec l'innocence et la vérité !

"Mandanti esterni delle stragi", ou "mandanti occulti", ou "mandanti politici", autant d'expressions qui font référence aux commanditaires "externes" à la mafia (qui était le bras militaire ayant effectué "physiquement" et matériellement les attentats), ou "commanditaires occultes", ou "politiques", des bombes qui ont - et auraient dû - provoqué mort et désolation entre le printemps 1992 et le printemps 1994...

Tantôt désignés sous les appellations d'Auteur 1 & Auteur 2, tantôt Alpha & Bêta, Berlusconi et Dell'Utri ont déjà fait l'objet d'enquêtes sur ces faits, mais vu la délicatesse et la complexité du sujet, jusqu'à présent leur position juridique a toujours été archivée par les Parquets de Florence et de Caltanissetta, comme je l'ai déjà raconté :
  1. Le 14 novembre 1998, le juge d'instruction de Florence, Giuseppe Soresina, observait que Berlusconi et Dell'Utri « avaient entretenu des relations pas seulement épisodiques avec les entités criminelles à qui les massacres étaient imputables ». À savoir le clan des Corléonais de Riina et Provenzano, chefs indiscutables de Cosa Nostra pendant plus de vingt ans.

    Et le Tribunal de préciser : « Il y a une convergence objective entre les intérêts politiques de Cosa Nostra et quelques-unes des orientations programmatiques de la nouvelle formation politique [Forza Italia] : sur l'article 41-bis, sur la législation des collaborateurs de justice et sur le "garantisme" dans les procès, trop négligé dans la législation du début des années 90 ».

    Et de conclure, dans sa demande d'archivage due à l'impossibilité d'avoir pu recueillir davantage d'éléments dans le délai de deux ans que la loi impose pour les enquêtes préliminaires, que non seulement l'hypothèse initiale (de l'implication de Berlusconi et Dell'Utri dans les massacres) avait conservé toute sa validité, mais qu'elle avait en outre « augmenté sa plausibilité » !

  2. Quant au juge d'instruction de Caltanissetta, Giovanni Battista Tona, il écrivait dans l'acte d'archivage, en 2002 : « Les documents versés au dossier ont amplement démontré l'existence de nombreuses possibilités de contact entre les mafieux et des représentants ou des sociétés contrôlées d'une manière ou d'une autre par Berlusconi et Dell'Utri. Une circonstance qui légitime l'hypothèse selon laquelle, compte tenu du prestige des deux comparants, la mafia pouvait les avoir identifiés comme de nouveaux interlocuteurs ».

    Toutefois, l'actuelle « friabilité des indices dont nous disposons impose l'archivage », car, « bien qu'ils soient nombreux, ils résultent incertains et fragmentaires, et par conséquent inaptes à légitimer l'action pénale ou à exiger des approfondissements ultérieurs... » (gli spunti indiziari a sostegno dell’ipotesi accusatoria, per quanto numerosi, risultano incerti e frammentari, pertanto inidonei a legittimare l’esercizio dell’azione penale e insuscettibili di ulteriore approfondimento.).

Ajoutons à cela qu'en 2001, la cour d'Appel de la cour d'Assises de Caltanissetta a consacré un chapitre entier à la question, le chapitre 14, intitulé : « Contacts entre Salvatore Riina, Marcello Dell'Utri et Silvio Berlusconi », dans lequel il résulte "prouvé" que la mafia avait noué avec eux « des rapports d'affaires fructueux, tout au moins en termes économiques ».

Tellement fructueux qu'en 1992, « le projet politique de Cosa Nostra au plan institutionnel a tenté de parvenir à de nouveaux équilibres et de nouvelles alliances avec de nouveaux référents du monde politique et économique », ce qui a conduit la mafia à « amener l'État à négocier pour permettre des changements politiques capables, grâce à de nouveaux contacts, d'assurer à Cosa Nostra des complicités semblables à celles dont elle avait pu bénéficier dans le passé ».

Car en fait, c'est cette négociation, ce pacte état-mafia qui est la cause des attentats, la mafia ayant compris que plus elle frappait dur, plus elle était en position de force pour négocier. « Faire la guerre pour faire la paix » disait Riina.

N'oublions pas non plus le contexte : 1992-1993, c'est Tangentopoli et l'opération Mains propres, où la classe politique et économique du pays a été complètement décimée pour corruption généralisée et mise à sac de l'Italie sur le dos des citoyens.

Très exactement la même chose qui se passe aujourd'hui, sauf que hier c'était la 1ère République, aujourd'hui c'est la 2de République, mafieuse et née du sang des victimes des massacres de 1992-1993, encore plus cloaqueuse que la première ! Les politiques italiens ont vraiment une curieuse notion de ce qu'est une République...

Mais revenons au "Papello" et aux 12 exigences de la mafia à l'origine des attentats pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd'hui.

Déjà, à partir de 1994, Provenzano disait aux autres chefs mafieux qu'ils auraient dû patienter une dizaine d'années pour que les choses s'arrangent. Et l'un des points clés à négocier était la DISSOCIATION, sur le même modèle que les terroristes (riconoscimento benefici dissociati - Brigate Rosse - per condannati di mafia) : en gros, je reconnais être un mafieux mais je me dissocie de la mafia, et vous me foutez la paix. Plus de QHS et, surtout, je ne suis plus obligé de vous raconter quoi que ce soit. Facile...

Ceci est un point crucial car au moment-même où l'opération "dissociation" aurait réussi, certaines des autres exigences, les plus graves, qui découlaient de celle-ci, n'auraient plus été à l'ordre du jour.

Or nous savons aujourd'hui que certains canaux politiques ont tenté de faire légiférer sur la dissociation, par deux fois, et qu'ils n'ont pas réussi grâce à l'obstination d'un magistrat, aujourd'hui amer et déçu : le juge Alfonso Sabella, dont la carrière a pris un sérieux coup dans l'aile à cause de ça (notamment sous les gouvernements Berlusconi), alors que certains de ses confrères moins regardants, pour ne pas dire complices, ont bénéficié de splendides progressions et promotions...

Donc ce qui se passe à présent avec les derniers repentis en date, dont Spatuzza, et maintenant Grigoli, c'est qu'apparemment les co-signataires mafieux du pacte ont décidé qu'ils avaient assez attendu sans obtenir les résultats espérés !

Raison pour laquelle ils ont commencé à parler, mais pas encore à TOUT déballer. Même s'il est clair que ce qui reste de l'ancien pacte ne tient plus qu'à un fil, désormais tellement ténu qu'il va se rompre d'un instant à l'autre.

Sous les coups de boutoir conjugués des déclarations de Gaspare Spatuzza (qui sera entendu comme témoin le 4 décembre prochain dans le procès d'appel à Dell'Utri), Salvatore Grigoli (presque 50 meurtres à lui tout seul, dont les déclarations recoupent celles de Spatuzza) et d'autres, mais surtout, surtout, des deux chefs mafieux Giuseppe et Filippo Graviano.

Filippo & Giuseppe Graviano
Il me faudrait écrire au moins trois billets approfondis pour vous dresser le cadre de la situation, donc permettez-moi d'être bref.

- Spatuzza désigne nommément Berlusconi comme l'un des pôles de la négociation, et raconte qu'en janvier 1994 Giuseppe Graviano, qui lui confirme qu'ils sont parvenus à un accord avec Berlusconi, lui dit ceci : « Nous tenons le pays entre nos mains (Ci siamo messi il Paese nelle mani)... » !!!

En 2004, Spatuzza est dans la même prison que Filippo Graviano, et celui-ci lui communique que ce qui les intéressait, c'était d'obtenir la dissociation, mais que si rien n'arrivait de là où ça devait venir, alors il faudrait qu'ils pensent à tout raconter aux juges.

Or dernièrement, il s'est passé un fait plutôt marquant ! Lors d'un récent procès contre un sénateur de l'ex-démocratie chrétienne, Vincenzo Inzerillo, Giuseppe Graviano a déclaré durant son intervention que Spatuzza avait tout son respect !!!

Chose extrêmement étonnante de la part d'un parrain mafieux, pour qui le mot "respect" est lourd de signification, surtout employé vis-à-vis d'un repenti qui est en train de vider son sac en l'accusant (puisque dans ses témoignages, Spatuzza détaille le rôle des frères Graviano dans les attentats)...

Cela ne peut avoir qu'une seule signification, dans une culture mafieuse profondément enracinée où être repenti est synonyme d'infamie et de condamnation à mort : que Spatuzza parle avec l'aval de son chef !!!

Ce qui voudrait dire aussi autre chose : que les déclarations de Spatuzza ne font que précéder celles des frères Graviano, dont Filippo a déjà déclaré qu'il avait l'intention de faire un "choix de légalité"...

Tremblement de terre politique force 1000 assuré !


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P.S. Dans un face à face récent entre Spatuzza et Filippo Graviano (20 août), aucune animosité entre les deux, au contraire, et cette déclaration de Graviano : « Je ne te dis pas que tu mens, je dis que moi je n'ai pas dit ces choses-là, désolé. » (Non ti dico che stai mentendo, ti dico che io le cose non le ho dette. Mi dispiace).
Comme dit l'autre, tout est dans la nuance, mais le fait qu'il ne le démente pas catégoriquement en dit déjà long...

P.S. 2 - Le ton qu'on pourrait qualifier de "civil" - voire "amical" par moment - de cette "confrontation" (y compris à distance) entre parrains mafieux (Spatuzza n'était pas n'importe qui, mais un "chef de mandement" aux ordres directs des Graviano) est vraiment une première absolue dans l'histoire de la mafia !

P.S. 3 - Vu ce qui se passe, on comprend mieux pourquoi Berlusconi répète tous les jours que la réforme de la justice (dans le seul but - avoué - de lui assurer l'impunité) est extrêmement urgente !
Pour le bien du peuple, il va sans dire...

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jeudi 19 novembre 2009

Le cloaque italien


Sous l'impulsion experte de Berlusconi et du parti au pouvoir, "il Bel Paese" se transforme chaque jour davantage en cloaque, où l'air chargé des miasmes putrides et méphitiques d'un fascisme mafieux, xénophobe et corrompu est de plus en plus irrespirable (exemple : opération Noël blanc...).

Actuellement, Berlusconi n'a qu'un SEUL problème en tête : échapper aux procès qui sont sur le point de le rattraper pour ses relations avec la mafia, au côté de son éminence noire, Dell'Utri.

Cela l'obsède 24h/24 depuis la déclaration d'inconstitutionnalité de la Loi Alfano, dont le seul but était d'assurer son immunité impunité quasi-totale.

Mais enfin, cela lui donne une excuse pour poursuivre son assaut final à la justice italienne, en ayant fait mettre au point par ses avocats une "loi" destinée à devenir "la plus gigantesque amnistie masquée de l'histoire du pays", juste après avoir promulgué la plus phénoménale opération de blanchiment d'argent sale jamais effectuée par ... un État !

Sous le silence complice de l'Europe, observons-le au passage !

Son avenir politique et celui de sa coalition vont donc se jouer avant la fin de l'année autour de ce nouveau "projet de loi", avec une seule issue possible : ou ça passe, ou ça casse.

Je vais donc essayer de vous expliquer de quoi il retourne, d'autant plus que cette soi-disant "loi" (une saloperie sans nom...) est emblématique du mépris absolu qu'a Berlusconi pour son pays et ses concitoyens. Car pour éviter ses procès, il est prêt à en faire tomber plus de 100 000 d'un coup, et à démanteler totalement ce qui reste de justice en Italie (déjà qu'il n'y en a pas beaucoup).

Ce qui s'appelle œuvrer pour le bien de son pays...

Je vais donc baser ce billet sur les explications données par Marco Travaglio lundi 16 novembre (résumé en anglais), sur ce qu'il conviendra d'appeler le "procès mort-né", plutôt que le "procès court" :
Aujourd'hui la prescription s'applique à la peine, or cette "loi" introduit la prescription du procès, dont le délai commence à courir non plus à partir du moment où le crime a été commis, mais à partir du moment où il y a renvoi en justice, point de départ de la bombe à retardement qui explosera au bout de deux ans en première instance, de deux ans supplémentaires en appel et de deux ans encore en cassation.

Donc si un procès de première instance dépasse le délai fatidique de 2 ans et 1 jour, il y a mort subite du procès : la victime en est pour son argent, elle n'obtiendra jamais justice, et le coupable sera heureux et libre d'aller faire d'autres victimes. Idem en appel, et idem en cassation.

Par conséquent imaginez le désastre dans le cas de procès où il y a une pluralité de mises en examen, d'expertises, etc., surtout en première instance, où il faut procéder à l'audition de nombreux témoins, ceux de l'accusation et ceux de la défense, mais aussi les policiers, les experts, les avocats, le Ministère public, les mémoires en réplique, en réponse, les commissions rogatoires, etc.

Cette phase est la plus longue, car même si le délai de deux ans sera le même pour la première instance, l'appel et la cassation, c'est la première instance qui exige le plus de temps, les juges d'appel et de cassation n'étant amenés à se prononcer que sur le fond et la forme du jugement, s'il est correct ou pas.

Très probablement, d'après les évaluations des magistrats qui tentent actuellement de faire des projections sur les effets que produira cette "saloperie", nous aurons une fourchette de 100 à 200 000 procès destinés à s'éteindre dès la phase de première instance. Et attention ! Nous parlons de 100 à 200 000 procès qui iront s'ajouter aux 150/200 000 procès qui s'éteignent déjà chaque année au motif de la prescription de la peine.

Donc lentement mais sûrement, nous nous dirigeons vers un demi-million d'accusés qui seront libres, d'une manière ou d'une autre, vs. un demi-million de victimes par an qui n'auront plus que les yeux pour pleurer, qui auront perdu les frais engagés et verront les coupables joyeux et "innocentés"...

Par conséquent, vous comprenez bien qu'il s'agit là d'une catastrophe incommensurable, non pas une catastrophe due à des conditions météorologiques adverses, au hasard ou à la malédiction divine, mais due à la énième "loi" faite sur mesure pour éviter les procès à Silvio Berlusconi.

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En outre, il s'agit d'une loi rétroactive ! Mais dont la rétroactivité ne s'appliquera qu'aux procès de première instance, pas à ceux qui sont en appel ou en cassation. Et pourquoi donc ? Simplement parce que Berlusconi a déjà des procès en première instance.

Avec cette situation paradoxale dans le cas du procès Mills, condamné par les juges d'avoir été corrompu par Berlusconi. Or la position de Berlusconi ayant été séparée de celle de Mills lors de l'adoption de la Loi Alfano par le gouvernement Berlusconi (c'est-à-dire avant qu'elle ne fût déclarée inconstitutionnelle), le procès pour corruption a maintenant commencé pour Berlusconi, il est donc en première instance, tandis que Mills est déjà arrivé en cassation.

Résultat des courses : la nouvelle "loi" sauvera Berlusconi mais ne s'appliquera pas à Mills, dont la cassation confirmera très probablement la condamnation en première instance et en appel ! (à noter pour qui ne le sait pas, que Mills a également été condamné à verser 250 000 € de dédommagements à la ... présidence du Conseil, c'est-à-dire à Berlusconi !!!)

Et avec au final cette aberration juridique que l'on aura un corrompu sans corrupteur...

Sans entrer dans les détails techniques, plutôt compliqués, cette "loi" introduit donc des disparités de traitement évidentes entre les justiciables, y compris au sein d'un même procès !

Avec des distinctions entre les prévenus, du genre : la "loi" ne sera pas applicable à ceux qui ont déjà été condamnés, mais uniquement à ceux dont le casier judiciaire est encore vierge (au hasard, Berlusconi, grâce aux nombreuses prescriptions dont il a bénéficié jusqu'à présent, mais également Andreotti, D'Alema, etc.).

D'où cet autre paradoxe : si votre casier mentionne une quelconque peccadille, comme le téléchargement illégal, par exemple, vous êtes exclu du "procès court", alors qu'un condamné pour association mafieuse comme Andreotti mais qui a bénéficié de la prescription ne l'est pas... Or d'après vous, lequel des deux est plus socialement dangeureux ?

Idem pour les journalistes déjà condamnés pour diffamation, qui seront donc traités bien plus sévèrement qu'Andreotti ou que Berlusconi (déjà prescrit 6 fois pour corruption, financement illégal des partis politiques, fraude fiscale, faux en écritures, etc.). Comme vous l'avez vu dimanche dernier où il était question de blanchiment d'argent sale, de fraude fiscale, d'argent sorti en contrebande du pays pour payer les pots-de-vin, etc., et bien tous ceux-là qui ont réussi à obtenir la prescription pourront continuer à l'être et seront prescrits à l'infini...

Ainsi, pour les grands criminels disposant de puissants moyens économiques, prescription à vie !

Quant au choix qui a été opéré entre les catégories de délits pour dire que la "loi" s'applique à celui-là mais pas à celui-ci, les critères ont été décidés dans l'arbitraire le plus total : celui-ci me plaît, celui-là non, la Ligue du Nord veut cet autre, etc. Comme dans le cas du délit d'immigration clandestine, non pas parce que le clandestin aura commis un délit, mais par le fait même de sa situation, qui le met de facto dans un état de délinquance, délit actuellement passible d'une amende de 5 à 10 000 €, mais qui ne pourra pas bénéficier pour autant du "procès court".

Or quelle est la logique qui assimile un délit puni d'une simple amende aux crimes pour mafia, carnages, terrorisme, assassinats, enlèvements ou trafic d'armes ?

Et quelle est la logique pour dire que le délit d'immigration clandestine est plus graves que les délits & crimes contre l'administration publique, la corruption, la corruption judiciaire (affaire Berlusconi-Mills), l'escroquerie, les fraudes aux fonds communautaires, etc. ? Autant de crimes qui dérobent par millions et par milliards l'argent public, l'argent des citoyens. Idem pour la fraude fiscale, les faux en écritures, les mises en faillite, les écoutes téléphoniques clandestines, la criminalité informatique, le recel, la contrefaçon, le trafic des déchets, la prostitution, la violence privée et les lésions corporelles, les homicides par imprudence ayant entraîné la mort pour abus médicaux, les mauvais traitements en famille, l'avortement illégal, les incendies, l'inceste, les faux témoignages, la calomnie, etc., autant d'accusations auxquelles le "procès court" sera applicable !

Vous rendez-vous compte de ce que signifie une "loi ad personam", ou, pour mieux dire, "contra personas", contre les citoyens, contre les gens honnêtes ?

C'est ainsi que de nombreux procès en cours s'éteindront immédiatement de mort subite, puisque la rétroactivité de la loi implique que ces procès seront prescrits au moment-même de sa publication au journal officiel. Comme pour le crack Parmalat et Calisto Tanzi, par exemple, une banqueroute de 14 milliards d'euros avec des centaines de milliers de petits porteurs grugés, et qui auront définitivement tout perdu...

Mais aussi dans les affaires Enel Power, Eni Power, Antonveneta, HDC, des déchets à Naples (où est impliqué Bassolino), Cragnotti, Cirio, Geronzi (actuel Président de Mediobanca impliqué dans les faillites Parmalat et Cirio), etc. (...)

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Idem pour le procès de la clinique Santa Rita, sur lequel je voudrais m'attarder un instant : il s'agit d'une clinique milanaise où, grâce à des écoutes téléphoniques dans le cadre d'une fraude aux subventions publiques de la Région Lombardie, les enquêteurs ont découvert que certains chirurgiens, avec la complicité de certains administrateurs et actionnaires de la clinique, charcutaient les patients en leur prélevant des organes sains (poumons, reins, etc.), et qui sont même soupçonnés d'avoir provoqué la mort de certains patients (hypothèse qui reste à confirmer dans le cadre du procès) à cause de ces opérations invasives et inutiles, dont le seul but était d'encaisser davantage de remboursements et de financements...


[Ici Travaglio détaille les délais du procès pour montrer comment cette affaire aussi, malgré toute la diligence dont les juges ont fait preuve jusqu'à présent, est à risque prescription, avant de conclure.]

Sauf miracle, il est absolument impossible que ce procès arrive à son terme avec la nouvelle loi. Et quel sera le résultat ?

En juillet 2010, le Tribunal, qui n'aura pas réussi à entendre durant les 7 mois restants les plaidoiries des 9 défenses, les interventions des 40 parties civiles, le réquisitoire du ministère public, les répliques des avocats de la défense et des parties civiles, puis la réponse du ministère public, sans compter les nombreuses expertises diligentées, sera contraint de relaxer les médecins qui ont charcuté des victimes innocentes, de saluer les parents des charcutés, les charcutés, le ministère public et les avocats, en leur disant : « Désolé, mais pour assurer l'impunité de Berlusconi, le procès s'arrête là, les accusés peuvent retourner à leurs charcutages, les victimes qui n'obtiendront jamais justice peuvent rentrer chez elles, c'est ça le "procès court", ou plutôt le "procès mort-né", qui ne sert qu'à sauver le président du conseil. Merci d'être venus. »




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P.S. Roberto Saviano a lancé un appel contre cette "loi" sur Repubblica, qui a déjà obtenu plus de 280 000 signatures à l'heure où j'écris. Si vous voulez signer...


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jeudi 12 novembre 2009

Italie : la solution finale


Un long billet pour vous proposer une brève intervention d'Antonio Ingroia, magistrat de Palerme considéré comme le successeur de Paolo Borsellino, actuellement titulaire de l'enquête sur le pacte entre l'état italien et la mafia (cf. le Papello et les 12 exigences de la mafia...).

Brève mais intense, prononcée il y a quelques jours, et centrée autour de la "solution finale" à l'assaut de la démocratie, ce que Ingroia appelle "l'emergenza democratica".

En général, le français traduit "emergenza" par "urgence", mais la portée du terme en italien est bien plus vaste : une emergenza, c'est un problème, un gros problème à résoudre marqué par une double connotation : celle de l'urgence, et celle du désastre. Donc le véritable concept derrière "emergenza", c'est celui d'une catastrophe qu'il faut affronter, vite.

Par conséquent, bien que je traduise les mots d'Ingroia par "urgence démocratique", ayez toujours présente à l'esprit cette signification : l'Italie a de gros problèmes de démocratie, qui sont en train de tourner à la catastrophe et qu'il est chaque jour plus urgent d'affronter.

Ce préambule étant fait, voici le discours d'Antonio Ingroia, et sa traduction, faite à partir de cette retranscription en italien (voir ici la restranscription complète).


Je pense que nous vivons une situation d’urgence. Une véritable urgence, réelle, et non pas une urgence fictive, créée ad hoc pour détourner l’attention de l’opinion publique. Non pas l’urgence du problème « immigration », non pas l’urgence du problème « magistrats », non pas l’urgence du problème « écoutes téléphoniques », non ! En Italie, nous vivons l’urgence du problème « démocratie », l’urgence démocratique.

Et l’urgence démocratique que nous vivons dans notre pays découle d’une situation actuelle, concrète, liée à un assaut systématique ou, si vous me passez le terme, bien qu’il puisse paraître emphatique, à une sorte de « solution finale » - mais c’est le sentiment que provoque en moi ce qui se passe ces derniers mois -, contre les deux seuls éléments de défense, cruciaux, qui constituent les derniers remparts de protection encore debout : la magistrature et la libre information.

Or sur ces deux éléments charnières veulent intervenir, de manière lucide et systématique, les initiatives législatives actuelles et à venir : la loi sur les écoutes téléphoniques, par exemple, n’en est que le dernier maillon. Elle n’a plus été débattue pendant des mois, or voilà qu’elle vient d’être remise à l’ordre du jour au Sénat pour être rapidement approuvée, avec le même texte que celui déjà approuvé à la Chambre des Députés.

Mais ce qui se passe aujourd’hui en Italie, ce qui s’est passé au cours des dix dernières années - je le répète, c’est mon avis personnel, mais je crois qu’il est étayé par un certain nombre de faits - et qui donne à l’expression que je viens d’utiliser, celle de l’urgence démocratique, un sens pas du tout emphatique - je dirais même qu’il s'agit presque d’un euphémisme -, c’est que nous ne sommes plus seulement confrontés à un démantèlement systématique des piliers de l’État de droit, nous sommes confrontés à un démantèlement systématique de l’État tout court !

Ce qui s’est passé ces dernières années, c’est une refonte radicale et progressive de notre modèle institutionnel, où la différence entre ce que nous appelons en Italie la Première et la Seconde République, c’est que pendant la Première République la politique tenait son rôle de médiation, quand bien même parfois polluée par des intérêts privés, voire par des intérêts criminels, alors que ce rôle de médiation de la politique n’existe tout simplement plus dans cette Seconde République.

Et le problème, la façon dont nous abordons souvent le sujet « politique contre justice », la guerre entre la politique et la justice... c’est un lieu commun facile, inutile de le démonter, mais par le passé, nous l’avons souvent répété, cette image d’un clash entre la politique et la justice est erronée, tout simplement parce qu’il n’y a qu’une seule partie qui tape contre l’autre, à savoir que c’est la politique qui tape contre la justice.

Mais je vous dirais même plus : non, nous n’avons pas eu un assaut de la politique contre la justice, nous avons tout simplement perdu la politique ! Parce que les institutions et la politique sont désormais occupées par l’affairisme et les intérêts privés, dans un pays où le privé a remplacé le public !

Donc, la différence entre la Première et la Seconde République c’est que ce rôle de médiation que tenait hier la politique a complètement disparu. C’est cela qui m’inquiète et me préoccupe. En réalité, ce qui se passe en Italie... - selon mon évaluation personnelle de citoyen, et non pas en tant que magistrat impliqué dans des enquêtes et qui soutient l’accusation dans des procès, là où ce sont les preuves qui comptent, et non pas les simples considérations -, pour autant, comme nous le rappellent des hommes tels que les juges Falcone et Borsellino, la lutte contre la mafia ne se mène pas uniquement dans les palais de justice, au moyen d’enquêtes et de procès, non, dans les palais de justice on mène des enquêtes et des procès, mais pour cela il faut des preuves, car sans preuves, on ne fait ni les enquêtes ni les procès...

(En réalité, ce qui se passe en Italie...) c’est que pour lutter contre la mafia, qui n’est pas seulement une organisation criminelle, mais un système de pouvoir criminel, la magistrature ne peut gagner cette bataille seule. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un large mouvement d’opinion, un mouvement de société. Exactement ce que disait Paolo Borsellino par une phrase, une phrase pour laquelle nous serions accusés d’être engagés politiquement si nous la répétions aujourd’hui : selon Paolo Borsellino, la lutte contre la mafia est essentiellement un choix politique, car avant d’avoir une magistrature antimafia, il faut une politique antimafia !
Nous serions accusés d’être engagés politiquement...

Et bien ça n'a pas manqué !

En Italie, le passé est le présent. Hier Falcone e Borsellino, aujourd'hui Ingroia et les autres...

Cela fait déjà plusieurs jours que Berlusconi et le pouvoir politique en place ont lâché les chiens sur Antonio Ingroia. Pas un jour ne se passe sans que l'un des journaux ou l'une des télévisions à la solde de Berlusconi ne tentent de démolir Antonio Ingroia. De le démolir professionnellement, pour l'instant... De lui faire perdre toute crédibilité, toute légitimité.

Berlusconi l'a dit clairement en septembre :
C'est de la folie : il y a des morceaux de la magistrature, de Palerme à Milan, qui vont encore fouiller dans de vieilles histoires, qui remontent à 1992, 93, 94. Ce qui me fait mal, dans tout ça, c'est que ces gens-là, payés par l'argent du contribuable, conspirent contre nous, qui travaillons pour le bien commun du pays.

« E' una follia che ci siano frammenti di Procura che da Palermo a Milano guardano ancora a fatti del '92, del '93, del '94. Quello che mi fa male e' che gente cosi', con i soldi di tutti noi, faccia cose cospirando contro di noi che lavoriamo per il bene comune del Paese. »
Je ne sais pas si vous percevez bien la violence de l'attaque. Avec entre les lignes le message suivant : de simples magistrats qui conspirent contre le premier ministre (qui lui œuvre au bien commun) en volant l'argent des contribuables. De la folie pure !

Je vous rassure, ce n'est pas la première fois, bien sûr, que Berlusconi en dit de toutes les couleurs sur les juges, et sur les magistrats du Ministère public en particulier : qu'ils étaient anthropologiquement différents du reste de la race humaine, qu'ils devraient passer des tests psychologiques et de comportement avant d'être admis à la profession, que font ce métier ceux qui ont un désir profond de faire le mal (en répétant ce que lui disait son propre père...), etc.

Si besoin était d'illustrer ce que dit Ingroia, à savoir que c'est la politique qui tape contre les juges...

Voici un autre exemple, éclatant, du déséquilibre total entre les pouvoirs. Ingroia a prononcé ce discours en petit comité le 7 novembre, devant quelques centaines de participants, tout au plus.

Réponse du pouvoir, le surlendemain, 9 novembre, journal de 20h, RAI 1, la première des chaînes publiques dont le JT est le plus suivi en Italie, par je sais pas combien de millions de téléspectateurs. Le directeur de la chaîne, fraîchement et directement nommé par Berlusconi, interrompt le journal en plein milieu, en faisant une déclaration servile CONTRE Antonio Ingroia, en l'accusant nommément de ceci et de cela, et POUR réintroduire l'immunité parlementaire en Italie (dans un Parlement qui compte d'ores et déjà 19 "honorables" définitivement condamnés) !!!



Pour vous donner un élément de comparaison, imaginez un instant si dans le procès Clearstream, par exemple, Sarko enjoignait les directeurs de chaîne d'interrompre le JT de TF1 ou de France 2 pour faire démolir le juge chargé de l'affaire...

Or le même jour, un autre événement faisait aurait dû faire l'actu : le parquet de Naples avait formellement demandé l'arrestation de Nicola Cosentino, actuel secrétaire d’État à l’Économie, député et coordinateur régional du Parti des Libertés, candidat désigné comme Gouverneur de la Campanie (région de Naples et règne de la camorra) aux prochaines élections régionales (mars 2010).

Les enquêtes qui le concernent durent depuis 1996 (!) et il y a pas moins de 9 repentis qui le mettent gravement en cause pendant toutes ces années !!! Avec le panorama suivant pour l'administration régionale de Campanie : sur 50 conseillers régionaux, 35 sont déjà mis en examen ou ont déjà été condamnés ! Au point que sur l'édition de ce jour de Il Fatto, Marco Travaglio conclut son éditorial en disant :
la Région Campanie devrait être dissoute et placée sous administration judiciaire, avec un commissaire pendant 5 ans. Parce que les politiques se sont tellement infiltrés dans la camorra qu'au fil du temps, c'est la politique qui a fini par corrompre la camorra !!!

(...la regione Campania va sciolta e commissariata per cinque anni. Perché la politica s’è infiltrata nella camorra e, a lungo andare, ha finito per corromperla.)
Donc, toujours pour poursuivre notre comparaison, imaginez si le jour même où les juges français demandaient l'arrestation pour mafia de l'un/e des secrétaires d'état à l'économie, au lieu d'en parler au JT de 20h, Sarko faisait interrompre le journal de TF1 ou de France 2 pour démolir le juge chargé de l'affaire Clearstream...

Ça vous semble possible comme tableau ? Non, n'est-ce pas ? Et bien c'est exactement ce qui se passe en Italie. Aujourd'hui. Je vous parle pas des années 30 et de Mussolini, je vous parle de la première décennie du deuxième millénaire et de Berlusconi. Qui fait ainsi d'une pierre deux coups : d'un côté il dissimule l'info de son secrétaire d'état accusé d'être un mafieux, de l'autre il attaque un magistrat à la recherche de la vérité sur les origines de la Seconde République italienne, née du sang des carnages de 1992, 93 et 94...

Naturellement tous les amis politiques de Cosentino lui ont déjà exprimé leur solidarité totale, l'un allant même jusqu'à l'assurer de sa profonde solidarité "chrétienne" (!!!), l'avocat personnel de Berlusconi osant affirmer que toutes ces accusations sont fausses, qu'elles ne reposent sur rien (piqûre de rappel : plus de 10 ans d'enquêtes, 9 repentis qui racontent, et une demande formelle d'arrestation de 350 pages - lisez les 200 premières -, il faudrait pas croire non plus que les magistrats s'embarquent dans des enquêtes pareilles sans biscuits, voir plus haut la déclaration d'Ingroia sur les preuves...), et qu'elles fondront comme neige au soleil.

Berlusconi voulait d'ailleurs persister à le présenter comme candidat aux prochaines élections régionales, mais il semble pour l'instant que le veto catégorique de Fini l'ait contraint à y renoncer, nous verrons...

Or de quoi parle le ministre de la "justice" aujourd'hui ? De soutenir le travail des magistrats ? Non, mais plutôt de la possibilité de leur envoyer une commission d'enquête ministérielle. Là encore, nous verrons...

Par conséquent, ce qui est d'une gravité absolue, extrême, dans tout ça (car des épisodes de cette nature, je pourrais vous en citer une liste à n'en plus finir), c'est que non seulement la mafia en Italie ne se cache plus, mais qu'elle est au pouvoir !

Car il est clair que l'urgence démocratique dont nous parlons va de pair avec l'urgence frénétique, avec la précipitation que met Berlusconi à faire approuver des lois censées lui garantir, d'un côté, l'immunité l'impunité totale, et démanteler, de l'autre, le système judiciaire et la constitution italienne, en commençant par la plus gigantesque amnistie masquée de l'histoire du pays...

Non pas parce qu'il a peur du procès Mills ou d'autres bagatelles (il l'a déjà dit : même si je devais être condamné pour corruption dans le procès Mills, je ne démissionnerai pas pour autant), mais parce qu'il sait pertinemment que les "vieilles affaires" de 1992, 93 et 94 sont sur le point de remonter et de le rattraper, puisqu'il est nommément mis en cause par les repentis pour être l'un des "terminaux", au côté de son compère Dell'Utri, des négociations état-mafia qui ont juste commencé en 1992 mais se poursuivraient encore, selon de plus en plus d'observateurs.

Tout le monde sait cela, je parle des gens qui sont censés savoir, c'est-à-dire nos gouvernants : tous le savent en Europe, et pourtant personne ne dit rien. J'y vois un silence complice !!!

Car lorsque le Gouvernement de Berlusconi décrète le blanchiment d'état sur tous les capitaux mafieux, je me demande si les autres pays européens saisissent la portée d'un tel acte !?

Selon Tremonti, le ministre juste au-dessus de Cosentino, l'opération est d'ores et déjà un succès, qui devrait renflouer les caisses de l'état dans une fourchette de 5 à 7 milliards d'euros (pourtant, rien de comparable avec les 38 milliards d'euros d'amende, mais c'est une autre histoire...) ; or en sachant que ce chiffre ne représente que 5% des capitaux "scudati" (qui bénéficient du bouclier fiscal dans l'anonymat plus total et ne pourront plus faire l'objet d'aucune enquête à venir !), cela nous donne déjà entre 100 et 150 milliards d'euros blanchis. Légalement. Qui vont s'ajouter aux 78 milliards d'euros déjà "régularisés" en 2001 et 2003 (Gouvernement Berlusconi, il va sans dire)...

De l'argent provenant, au mieux, de fraudes fiscales, et au pire, de rapts, de la prostitution et de trafics en tous genres (drogue, armes, êtres humains, nucléaire, etc.), et ce dans le plus parfait silence de la communauté internationale.

De l'argent qui pourra être LÉGALEMENT réinvesti, donc je n'ose penser ce que peut représenter un pactole de 100-150 milliards d'euros en termes de distorsion de la concurrence, et, disons-le, de "dumping" entre les états mêmes de l'UE.

L'UE qui semble observer en silence, pendant que les mafias unanimes trinquent et se félicitent d'avoir soutenu Silvio Berlusconi dès le début...

En juin dernier, j'écrivais un billet intitulé, Berlusconi : assaut final à la justice ! J'étais trop restrictif, l'assaut est bien plus vaste que cela, c'est un assaut final à la démocratie, qui ne vaut plus rien, un assaut final à l'état de droit.

Cela me rappelle un livre de Jacques Attali, intitulé "Une brève histoire de l'avenir", particulièrement stimulant pour l'esprit, où il prévoit trois vagues successives pour le futur de notre planète :
  1. l'hyperempire
  2. l'hyperconflit
  3. l'hyperdémocratie
L'hyperempire, c'est la généralisation du marché, or « (q)uand le marché se généralise, les différences se nivellent, chacun devient le rival de tous. Quand l'État s'affaiblit, disparaît la possibilité de canaliser la violence et de la maîtriser. Les conflits locaux se multiplient, les identités se crispent, les ambitions s'affrontent, les vies n'ont plus de valeur. »

Et ce cadre peu rassurant débouche sur l'hyperconflit :
Mafias, gangs et mouvements terroristes de toutes sortes seront également de la partie dans un mouvement qui verra se développer l'économie pirate dans une plus ample mesure, sous l'effet de la déconstruction avancée des Etats, comme on le voit déjà à la périphérie de l'ex-URSS ou dans certaines régions d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine. Ces mafias renforceront leur influence ou leur contrôle sur des régions entières, des ports, des pipelines, des routes ou des zones riches en matière premières. Des mouvements politiques ou religieux sans assise territoriale déterminée, tel Al-Qaïda aujourd'hui, participeront à cette conflictualité sans loi qui sera décuplée.
Ce qu'Attali n'avait peut-être pas prévu, ou en tout cas pas si vite, c'est que ces mafias s'empareraient directement d'un État - l'un des 6 États fondateurs de la Communauté européenne - et siégeraient au Conseil des Nations. En 2009 !


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P.S. Dans un récent tweet, William Réjault me demandait pourquoi je haïssais à ce point Berlusconi et si c'était son impunité ou son ego qui me choquait le plus.

En réalité, ni l'un ni l'autre, et le fait qu'il soit perçu comme ça par pratiquement toute l'opinion publique mondiale est le signe sans équivoque de combien Berlusconi est malin (voir l'étymologie du terme...), et réussit parfaitement à cacher son jeu : cela l'arrange terriblement qu'il soit perçu comme un vieux satyre un peu déjanté, genre pervers-pépère à l'italienne, ou à la rigueur comme le bouffon de l'Europe, car cela évite que les gens aillent au-delà de ces stéréotypes somme toute plutôt sympathiques, pour voir et analyser ce que dissimule véritablement le personnage, aussi pourri dans ses moëlles qu'il est rusé et intelligent, une intelligence qu'il a mis au service du mal, du mensonge et de l'injustice, et non pas du bien, de la vérité et de la justice pour son pays. Qui est également le mien...

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