lundi 28 août 2023

Martine Broda et la tâche du traducteur

Une nouvelle édition italienne de Die Aufgabe des Übersetzers, de Walter Benjamin, traduite par Maria Teresa Costa, vient d'être publiée en Italie (éd. Mimesis, collection Minima / Volti, 2023), qui commence ainsi : 
La tâche du traducteur est une lecture capitale pour quiconque souhaite approfondir la traduction et son lien essentiel avec la philosophie. (Il compito del traduttore è una lettura imprescindibile per chiunque voglia approfondire il tema della traduzione e il suo legame essenziale con la filosofia.)

Jusqu'à ce jour j'ai souvent essayé de m'attaquer à la lecture de ce texte de Benjamin, mais j'ai toujours battu en retraite, car son approche est loin d'être évidente ! Il y a 20 ans j'avais échangé via courriel avec Martine Broda, traductrice de la tâche du traducteur en français, et elle avait eu la gentillesse de me transmettre son texte, paru à Paris en 1991 (revue Po&sie, n° 55)... Ma réponse fut la suivante :

Madame, 

Je n'en attendais décidément pas tant, et votre geste me comble ! Je vous remercie infiniment. J'ai tellement entendu parler de ce texte au fil des ans qu'il en avait pris comme une résonnance mythique. Le voici devenu réalité. 

Merci, et merci encore.

 Avant de poursuivre dans un deuxième courriel :

Madame, 
Faisant suite à mon précédent message, dans lequel je vous remerciais pour votre geste, j'attendais une occasion pour vous donner mes impressions sur le texte de Walter Benjamin. Je ne l'ai pas encore fait pour une seule raison : ce texte est résolument plus ardu que ce à quoi je m'attendais, et je n'ai pas encore eu la possibilité de lui consacrer tout le temps qu'il mérite. C'est un texte à lire lentement et à digérer. Je le ferai, mais je ne sais pas quand. Je serai alors en mesure de vous donner mon opinion, non pas d'un chercheur, mais juste d'un praticien de la traduction.

Et puis bon, le temps a passé et je n'ai plus donné suite. Il aura fallu 20 ans (!!!) et la parution de la version italienne pour que je m'attelle enfin de près à ce texte, en le lisant dans les deux langues à la fois, l'une expliquant mieux l'autre là où j'avais des doutes ou des incompréhensions. 

Tout d'abord mes compliments les plus appuyés aux deux traductrices, Martine Broda pour le français, et Maria Teresa Costa pour l'italien, qui ont produit un travail vraiment remarquable ! Je n'ai trouvé dans la comparaison qu'un seul point où la traduction varie légèrement d'une langue à l'autre, dans la phrase suivante :

L'harmonie entre les langues y est si profonde que le sens n'est touché par les vents du langage qu'à la manière d'une harpe éolienne. (Italien : In esse l’armonia delle lingue è talmente profonda, che il senso viene solo sfiorato dalla lingua come un’arpa eolica dal vento.)

Autrement dit, si le français suivait l'italien, nous devrions avoir : « L'harmonie entre les langues y est si profonde que le sens n'est touché par le langage qu'à la manière d'une harpe éolienne par le vent. »

Vu que j'ignore l'allemand et que je suis incapable de juger par moi-même, je me suis tourné vers la version anglaise pour voir comment cela avait été rendu dans la langue de Shakespeare : « In them the harmony of languages is so deep that meaning is touched by language only in the way an Aeolian harp is touched by the wind. »

Donc, si je prends cette dernière comme arbitrage, je dois en conclure que Martine Broda a juste privilégié une licence poétique en traduisant par les vents du langage, sans toutefois altérer le sens de l'ensemble (puisqu'avec l'harpe éolienne jouée par le vent on est à la limite du pléonasme). Quelques autres très légères variations ne dépendent que de choix terminologiques tout à fait légitimes dans une langue et dans l'autre (par exemple, le binôme italien essenza et valore devient juste dignité en français, mais essence et dignity en anglais).

Maintenant, pour en revenir au texte de Benjamin, que je continue à trouver complexe, mon sentiment est qu'il s'en dégage une série d'intuitions fulgurantes célébrant « l'indocile liberté des mauvais traducteurs », qui sert mieux l'exigence de fidélité ne découlant nullement de l'intérêt de la conservation du sens, où certaines d'entre elles sont si subtiles qu'elles ne se révèlent que peu à peu, après y avoir pensé et repensé afin de réussir à en percevoir l'essence.

Notamment l'une où Benjamin considère que l'erreur fondamentale du traducteur consiste à ne pas se laisser violemment ébranler par la langue étrangère, à ne pas élargir et approfondir sa langue grâce à la langue étrangère, en partant d'un principe erroné, dès lors qu'il préférerait, pour paraphraser le poète Rudolf Pannwitz (pris à témoin par Benjamin), [franciser] l'indien, le grec, l'anglais, au lieu d'indianiser, gréciser, angliciser [le français], dès lors qu'il préférerait de beaucoup respecter les usages de [sa] propre langue plutôt que l'esprit de l'œuvre étrangère.

Des langues qui, pourtant, ne sont pas mutuellement étrangères, mais a priori ... parentes en ce qu'elles veulent dire, qui se complètent dans leurs intentions mêmes, toute traduction n'étant qu'une manière en quelque sorte provisoire de s'expliquer avec l'étrangeté des langues, une manière de se mesurer à ce qui rend les langues étrangères l’une à l’autre… 

En conclusion, en écartant le préjugé traditionnel selon lequel les traducteurs importants seraient des écrivains, et les écrivains peu importants, de médiocres traducteurs, Benjamin considère la tâche du traducteur comme une tâche propredistinguer avec précision de celle de l'écrivain), ce que Philippe Payen de la Garanderie nomme "la tâche de l’entre-deux", "la tâche initiale" : faire connaître une œuvre à un public allophone en lui faisant franchir l’entre-deux des langues. Mais en quoi consiste-t-elle véritablement ?

Personnellement, je l'ignore. Et j'avoue qu'avec près de 40 ans de métier, plus de 1 million de mots traduits, et après avoir, ENFIN, lu le livre de Walter Benjamin, je n'ai toujours pas la réponse à cette question ! Si quelqu'un en a une, convaincante, je suis preneur...



P.S. Sur Martine Broda :

Martine BRODA – Reconnaissances à la poétesse (France Culture, 2009)

Passage de Martine Broda


vendredi 10 février 2023

Palimptextes poétiques

Dans quatre billets publiés à ce jour, j'ai tenté durant une dizaine d'années de définir ce qu'était selon moi la notion de « palimptexte » :

  1. L'Internet aujourd'hui : de l'hypertexte au palimptexte (19 septembre 2006)
  2. Palimptexte : une tentative de définition (23 septembre 2006)
  3. Welcome to the Word Century (3 juillet 2011)
  4. Le palimptexte terminologique (2 avril 2016)
Une tentative qui n'a eu que très peu d'échos... 

« Palimptextes poétiques » est le titre de mon 21e recueil, censé réunir l'ensemble de l'appareil paratextuel des 20 précédents.

Les palimptextes, ce sont un peu les palimpsestes 2.0, cette évolution des palimpsestes selon Gérard Genette adaptés à l'ère numérique. Du reste, c'est dans Palimpsestes : la littérature au second degré, publié en 1982, que Genette introduit la notion de « paratexte », qu'il développera ensuite dans Seuils (1987) :
Le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public. Plus que d'une limite ou d'une frontière étanche, il s'agit ici d'un seuil, ou - mot de Borges à propos d'une préface - d'un « vestibule » qui offre à tout un chacun la possibilité d’entrer, ou de rebrousser chemin. « Zone indécise » entre le dedans et le dehors, elle-même sans limite rigoureuse, ni vers l’intérieur (le texte) ni vers l’extérieur (le discours du monde sur le texte), lisière, ou, comme disait Philippe Lejeune, « frange du texte imprimé qui, en réalité, commande toute la lecture ».

Cette référence à Philippe Lejeune (Le Pacte autobiographique, 1975) me touche particulièrement, puisque j'ai moi-même eu l'occasion d'échanger avec lui sur la nuance que je considérais entre poème autobiographique (Courir après les nuages, 1987, mon second recueil) et autobiographie poétique (Tryptique, 1994/98, mon huitième recueil). Un échange rapporté dans Palimptextes poétiques.

Écoutons également Benoît Mitaine :

Le paratexte est, selon la double étymologie du préfixe grec para-, l’ensemble des pages et messages qui entourent et protègent le texte. Sa fonction relève autant de la protection physique (couverture, pages de gardes) ou symbolique (prologue, préface, postface, épigraphe, etc.), que de l’identification (nom de l’auteur, titre de l’ouvrage, nom de l’éditeur, lieu et date d’édition, lieu d’impression, nom de la collection, code barre, etc.), de l’organisation (table des matières, bibliographie, répertoire, index, annexes), de la distinction (couverture souple ou rigide, format du livre, choix du papier) ou de la séduction (jaquette, illustration de surface, graphisme, etc.).

Voici donc posées les différentes définitions précisant ce que sera le recueil que je suis en train de composer, rendez-vous sur palimptextes.fr lorsqu'il sera terminé. En attendant, si vous souhaitez m'écrire à ce sujet, le courriel est jmleray@ ou info@ sur ce dernier domaine. 

Bien à vous,