mardi 11 novembre 2025

Jordan Bardella, trop "poli" pour être honnête

Moins d'un an sépare la publication de Ce que je cherche (9 novembre 2024) de Ce que veulent les Français (29 octobre 2025). 

L'histoire se répète, tout en accélérant...

Déjà, en 2006, Marine Le Pen publie À contre-flots, puis, en 2012, Pour que vive la France : 6 ans contre 11 mois entre leurs livres respectifs, on sent bien l'impérieuse nécessité de devoir faire vite ; plus que jamais, le timing est stratégique.

Toutefois, la démarche est identique : la fille, qui doit se démarquer du père, histoire de reverdir le parti, l'humaniser, le normaliser, la fameuse opération "dédiabolisation" du FN, commence par publier en 2006 son livre-persona. Autrement dit, l'ouvrage censé installer l’identité publique autonome et neuve de Marine Le Pen, avant de passer à la phase suivante, avec son livre-programme, en 2012 : Pour que vive la France.

Juste pour être précis, il faudra attendre six autres années pour le changement de nom du parti, du FN au RN. Proposé le 11 mars 2018 par Marine Le Pen lors du congrès de Lille, le changement est adopté par consultation le 1ᵉʳ juin 2018 à la faveur de plus de 80 % des adhérents : en trois mois c'est plié, le « Front National » devient officiellement « Rassemblement National ». La transition est en marche (comme dirait l'autre...).

Avec Bardella, c'est du pareil au même, mais on va garder le RN, en passant du « Rassemblement National » au « Réenchantement National », où France rime avec espérance, fierté avec identité, etc. : tout le monde il est beau (surtout Jordy), tout le monde il est gentil (surtout Jordy), et à l'écoute, et responsable, et conscient des problèmes du pays, et ceci, et cela, ah ! la France !

Du reste, depuis toujours (sans vouloir remonter trop loin dans le temps), tous les candidats présidentiels se livrent (c'est le cas de dire) à cet exercice : Nicolas Sarkozy, avec Ensemble (2007), Hollande avec Changer de destin (2012, trois semaines après le livre de Le Pen et juste deux mois avant le premier tour de scrutin), Macron avec Révolution (2016, sous-titre : C'est notre combat pour la France). Livres-persona ou livres-programme, appelez-les comme vous préférez, l'exercice n'est pas nouveau et, en ce sens, Bardella s'inscrit dans la plus banale des traditions. Avec cependant quelques éléments neufs, comme nous l'allons voir...

Car après m'être occupé du JE sarkozyen (dont on a vu ce que ça a donné) et du JE macronien (dont on voit ce que ça donne), JE ne pouvais certes pas me soustraire à la tâche de traiter le JE bardellien (dont j'espère bien qu'on ne verra jamais ce que ça pourrait donner, même si…), qui caractérise notamment son premier opus : « Ce que JE cherche »…

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Pour autant, Ce que je cherche et Ce que veulent les Français doivent être abordés comme un diptyque, indissociables l'un de l'autre, complémentaires, où le premier correspond à MOI, et le second à VOUS, indubitablement préparatoires à un troisième, qui devrait tourner autour du NOUS (à paraître probablement vers fin 2026 - début 2027, juste à temps...).

On pourrait presque deviner le titre, par exemple : 

  • Ce que nous ferons (titre-tradition, comme la baguette)
  • Ce que je m'engage à faire (titre-rupture, pour revenir au JE, osé...)
  • La France que nous méritons (titre-foutage de gueule, à résonance populiste, etc.)
Ce que nous ferons (ensemble), ou Ce que nous bâtirons (ensemble), restent mes préférés, ils seraient d'ailleurs logiques et cohérents avec la mise en œuvre d'un "programme" diagnostiqué dans les deux premiers, surtout dans Ce que veulent les Français (titre interchangeable avec Ce que cherchent les Français) (un peu dans le sillage de la "révolution macronienne", où C'est notre combat pour la France était parfaitement interchangeable avec C'est notre projet pour la France). Un futur président doit toujours se placer dans l'action !

Mais bon, inutile d'extrapoler pour l'instant, nous verrons bien si triptyque il y a...

En attendant la trilogie bardellienne in progress, revenons-en au diptyque. Où le dauphin doit s'acquitter d'une double tâche, imbriquée dans les deux ouvrages : 

  1. rendre hommage à Marine Le Pen, figure tutélaire de son initiation et de son ascension politiques rapides, tout en célébrant le jeune homme issu du peuple (Seine-Saint-Denis), au parcours méritocratique de self-made man à la française, qui met en scène dans Ce que je cherche une quête identitaire où il interroge sa place et sa mission ;
  2. se détacher de Marine Le Pen, qui commence à sentir le soufre (inéligibilité oblige), dans Ce que veulent les français, tout en se construisant une image de porte-parole de la volonté populaire (et non pas de chef autoritaire), qui neutralise les accusations d'extrémisme et d'idéologie butée en démontrant ses capacités d'écoute et sa volonté légitimée de transmission.
Objectif atteint : Bardella cite 134 fois Marine Le Pen dans Ce que je cherche (91 fois "Marine Le Pen" et 43 fois "Marine"), contre une seule fois (!) dans Ce que veulent les français... autant dire qu'ils ne veulent plus d'elle !

À comparer au binôme JE/MOI, cité 2923 fois

  • 1632 fois [JE = 1087 (716 JE + 371 J’) / MOI = 545 (MOI 66 + ME 255 + M’ 224)] dans Ce que je cherche,
  • 1291 fois [JE = 882 (596 JE + 286 J’) / MOI = 409 (MOI 54 + ME 188 + M’ 167)] dans Ce que veulent les français, livre censé parler des autres, il est vrai.
Détachement réussi ! Exit Marine Le Pen, non sans mentionner son « combat acharné et visionnaire », Jordan est magnanime...

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Le parallèle entre Marine Le Pen et Jordan Bardella est plus qu'évident, puisque Marine a dû "tuer le père" pour s'émanciper en rupture avec le passé, là où Jordan doit maintenant "tuer la fille" pour s'affranchir d'une succession toujours embarrassante et enclencher la phase finale d'une dé-LePenisation définitive du parti - dont l'on rappelle qu'il est le premier parti de France en voix - afin de présidentialiser l'offre politique du RN indépendamment du nom Le Pen.

Il est donc clair que Jordan n'est pas seul dans cette tâche voire, à ce stade, que Marine s'y résigne, quand bien même à contrecœur, compte tenu des contraintes judiciaires qui pèsent sur elle. Le parti aurait tout à perdre en cas d'affrontement ouvert Le Pen-Bardella et, tant du point de vue tactique que stratégique, le coup gagnant suppose un transfert contrôlé d’autorité : conserver le capital Marine (socle, "respectabilité" acquise, réseaux) tout en présidentialisant Bardella.

Dans ce schéma, une transition "douce" et une acceptation "bon gré mal gré" de Marine Le Pen seraient à la fois logiques et cohérentes : elle reste ressource et arbitre sans être tête d'affiche. Bardella, désormais relais crédible, devient le visage d’un processus de rajeunissement et de normalisation voulu par l’appareil dans son ensemble, ainsi que par les réseaux médiatiques et les soutiens du RN qui espèrent convertir le statut du premier parti en victoire présidentielle. 

L’enjeu n’est plus seulement de trouver un nouveau leader, mais surtout de changer de marque perçue : faire du RN un parti d’alternance et non plus uniquement d’opposition ni d'extrême-droite. La tâche étant "extrêmement" facilitée par le vide sidéral en face, autant en termes de leadership que de proposition politiques ! Quand on voit que la personnalité de "gauche" la plus populaire est Roussel et que plus aucun NFP possible n'est crédible, on comprend bien que c'est déjà plié pour le "camp progressiste". Dont les principaux acteurs auront fort à faire pour limiter les dégâts.

La publication du diptyque bardellien s'inscrit brillamment dans cette dynamique, avec un timing et un sens de l'anticipation et de la réalisation parfaits !

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Il serait totalement vain de chercher la moindre trace de spontanéité ou d'authenticité dans les écrits bardelliens, tout est savamment construit sur le papier par des équipes de communicants, de stratèges, de rédacteurs, le contenu est articulé et maîtrisé à la perfection, le ton lissé de bout en bout (d'où le "poli" du titre de ce billet), pas un mot qui dépasse, tout est tiré au cordeau, 100% fabriqué en France.

Un excellent produit marketing, un positionnement de marque sans aucune sincérité, encore moins de vérité, Jordan se contente juste d'écrire ce qu'on lui dit d'écrire, de dire ce qu'on lui dit de dire. Plus ou moins bien, selon les circonstances, mais il faut lui reconnaître un certain talent, il n'est pas donné à tout le monde de proférer des inepties avec aplomb et en gardant l'air sérieux. Comment être convaincant si l'on n'est pas convaincu soi-même. Du moins en apparence !

Régulièrement, Opinionway réalise pour Le Parisien un baromètre sur le programme politique des français : « Si j'étais président de la République... ». Plus ou moins, les principaux arguments sont toujours les mêmes, avec d'inévitables variations d'un sondage sur l'autre :

  • Le pouvoir d'achat 
  • L'immigration 
  • La sécurité 
  • La santé 
  • La transition écologique
  • L'éducation et la jeunesse 
  • La dette et les dépenses publiques 
  • Les inégalités 
  • Les retraites 
  • Le chômage 
  • Le logement

Le tiercé gagnant étant généralement pouvoir d'achat - immigration - sécurité. Or ce sont les thèmes majeurs survolés dans Ce que veulent les français, est-ce un hasard ? À vue d'œil, les autres sujets abordés sont l'Europe, l'énergie, la santé (hôpital/déserts médicaux), l'éducation, la jeunesse, et les moins analysés le logement ou les inégalités. Pratiquement rien sur le chômage, et le seuil de pauvreté n'y est mentionné qu'une seule fois en parlant des agriculteurs, alors que nous ne sommes pas loin des 10 millions de personnes pauvres en France (soit 1 français(e) sur 6), différents analystes ayant souligné qu'en 2025 la pauvreté et les inégalités ont atteint un pic trentenaire dans notre pays ! Une franche réussite de Macron et de ceux qui l'ont précédé... 

Voici le nuage des 30 termes les plus fréquents utilisés dans ce deuxième livre de Bardella :


Travail, Famille, Patrie ! Comme au bon vieux temps de Vichy et de la collaboration. Ou comment revenir d'un bond un siècle en arrière...

Juste pour comparer avec son premier opus :


Ces nuages pondèrent les termes selon leur nombre d'occurrences, dont voici le tableau général :


Chacun(e) y verra ce qui lui plaît. Ou pas.

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Le jeune Jordan finit son livre par une litanie :

Ceux qui nous nourrissent l’ont confessé : ils ne réclament pas de privilèges. Nos agriculteurs, nos éleveurs, nos pêcheurs exigent de pouvoir vivre dignement de leur travail…

Ceux qui nous protègent méritent, eux aussi, l’estime et le respect. Qu’il s’agisse des forces de l’ordre, des pompiers, des militaires mais aussi des magistrats…

Ceux qui nous soignent ne veulent plus seulement être applaudis. (…) Être médecin, infirmier ou aide-soignant…

Ceux qui bâtissent le pays ne pourront continuer à le faire entre l’enclume de la norme et le marteau de l’impôt. Les ouvriers, les salariés, les commerçants, les artisans, les ingénieurs, les créateurs d’entreprise…

Ceux qui nous lient, instituteurs, professeurs, maires, ceux qui sont toujours présents pour nous…

Ceux qui nous font rêver, à l’image des artistes ou de nos valeureux sportifs, ont besoin de savoir la France fraternelle, assumant son identité, son drapeau et ses valeurs…

Ceux qui s’éloignent et s’expatrient ne tournent pas le dos à la France. D’où qu’ils soient, ils continuent d’en porter la voix, la langue et la culture. Leur départ nous questionne : que cherchent-ils là-bas qu’ils ne trouvent plus ici ? Nous devons retisser le lien…

Vraiment, les politiques sont des maîtres des jolis mots vides et de l'anaphore, cette rhétorique de la répétition du même mot ou groupe de mots en début de plusieurs phrases pour créer un rythme insistant.

Je me demande juste pourquoi il commence par "Ceux qui" et non par "Celles et ceux qui", je n'ai pas trouvé la réponse. S'il me lit un jour, j'espère qu'il m'éclairera...

*

Il y a cependant dans toute perfection le petit détail qui tue, le grain de sable qui grippe les rouages de la mécanique mieux huilée. Jordan Bardella conclut Ce que je cherche sur ces mots :

Dans son poème « La France », Guillaume Apollinaire écrit le 17 décembre 1915 :

Qui donc saura jamais que de fois j’ai pleuré
Ma génération sur ton trépas sacré
Prends mes vers ô ma France Avenir Multitude
Chantez ce que je chante un chant pur le prélude
Des chants sacrés que la beauté de notre temps
Saura vous inspirer plus purs plus éclatants
Que ceux que je m’efforce à moduler ce soir
En l’honneur de l’Honneur la beauté du Devoir

Seul petit problème, ce passage est extrait d'un poème d'Apollinaire intitulé « Chant de l'Honneur » (Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre, 1913-1916), structuré autour d'une alternance de voix (le poète / la tranchée / les balles / le poète / la France / le poète), qui se termine ainsi :

Morale de la fable : il ne suffit pas d'écrire ce qu'on vous dit d'écrire ni de dire ce qu'on vous dit de dire, encore faut-il vérifier l'exactitude de ce que l'on dit ou l'on écrit et que l'on signe !

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