vendredi 30 septembre 2016

Des événements qui déclenchent la collecte de données "privées" aux "moments de vie" des internautes...

Ou comment les milliers (de données) se transforment en millions (de moments de vie) et en milliards (de points de contact quotidiens)...

En mars 2008, dans un billet intitulé "Bloc contre bloc, l'internaute au centre...", je décrivais ainsi ces fameux « Data transmission events » :
... je ne parlerai que d'événements pour abréger, mais à chaque fois il faudra bien comprendre qu'il s'agit d'événements déclenchant la collecte de données "privées" sur les usages de l'internaute. Citons, à titre d'exemple, les données collectées :
  • lors des recherches de l'internaute ;
  • lors de ses achats ;
  • lorsqu'il clique sur une pub ;
  • lorsqu'il s'enregistre sur un service ;
  • grâce aux cookies, etc.
Tout cela permettant à qui les possède en bout de chaîne d'obtenir des informations précises sur nos habitudes, nos intérêts, et ainsi de suite. Le graal des publicitaires et des marketers de tout poil, en quelque sorte ! 
On pourra toujours s'interroger pour savoir si ces données sont collectées à notre insu ou non, bien que je me demande franchement quel internaute naviguant régulièrement sur Internet ne serait pas encore au courant !?
Quant au nombre de ces événements, obtenu en divisant les milliards d’événements de données collectées par les différents acteurs sur leurs sites propriétaires et sur les réseaux étendus de régie publicitaire par le total de leurs visiteurs uniques (mesures menées aux États-Unis en décembre 2007 sur le trafic imputable aux quinze plus gros acteurs américains de l'Internet, par le New York Times et comScore), il était déjà assez impressionnant pour l'époque :


  • sur un seul mois, Yahoo! engrangeait 2 520 données uniques par visiteur et se classait en tête loin devant ses concurrents ;
  • Google, qui venait juste d'intégrer Doubleclick, se classait en deuxième position avec 1645 données ;
  • suivaient ensuite Microsoft, Time Warner, AOL, Fox Interactive Media et MySpace (!).

* * *

Déjà, à l'époque, ces chiffres me semblaient faramineux ! Ils laissaient d'ailleurs entrevoir le profilage à venir :
Par conséquent dans cette logique, à terme plus ou moins rapproché, la prochaine étape consistera très probablement à s’éloigner de la catégorisation des annonces pour passer à leur individualisation. En bref :

fini les AdSenses ciblés, vive les AdSenses personnalisés !

Une (r)évolution qui me semble inéluctable, vu les ambitions affichées par Google : à partir du moment où la firme possède une énorme quantité d’informations sur vous et peut en extraire un profilage systématique et significatif, qu’est-ce qui l'empêchera de vous proposer des AdSenses en fonction de vos préférences ?

Concrètement, cela signifie que deux internautes faisant la même recherche sur le même Data Center de Google, à un instant donné, se verront proposer des AdSenses distincts dans les résultats, ciblés sur leurs centres d’intérêts, tous les produits et services destinés a priori à améliorer votre « expérience de navigation », dans le discours bien rodé de Google, servant naturellement à personnaliser les annonces à votre intention, évidemment différentes de celles du voisin.

Avec à plus ou moins long terme aussi, le danger que les résultats fournis deviennent de moins en moins neutres, objectifs, et de plus en plus orientés, pilotés, en fonction des intérêts des parties prenantes...
* * *

Or aujourd'hui, où en sommes-nous ? Et bien non seulement la prévision s'est avérée, mais la réalité va bien plus loin que le scénario imaginé il y a huit ans, avec le programmatique et les "moments de vie" !

Que Mindlytix, start-up française créée en mars 2015 par Luc Tran-Thang et Eric Janvier, spécialisée dans le ciblage en temps réel des utilisateurs pour le marketing et la publicité, décrit ainsi : un "moment de vie" est « une période de 5 à 10 minutes pendant laquelle l’état d’esprit d’un individu, c’est-à-dire ses priorités fonctionnelles et émotionnelles, reste inchangé ».

Une entreprise prometteuse qui vient de lever 1,25 million €. En clair, le programmatique devient le choix du bon message à la bonne personne au bon moment, et concrètement :
la plateforme MindLytix permet, en quelques millisecondes, d’extraire et d’analyser l’« état d’esprit » de chaque consommateur et de répertorier leurs « moments de vie » en adéquation avec les segments marketing des marques.
« Nous souhaitons maintenant que ce message lui parvienne au meilleur moment de sa journée ou de sa vie », explique Luc Tran-Thang, grâce à sa plateforme « qui analyse à la volée des milliards de points de contact quotidiens pour déterminer instantanément l’état d’esprit de chaque consommateur », en étudiant ce qui est commun et dominant durant les 5 à 10 dernières minutes passées sur le web pour donner une réponse sous forme de profil sémantique. « Nous identifions aujourd’hui 150 millions de moments de vie par heure en France » !

Une méthode de mesure qui fonctionne sur le principe des algorithmes de recommandation :
... si l’on regarde ce que les gens font, on a une information plus précise que si on leur demandait. Nous traitons les points de contact à partir des flux d’adexchanges et de DSP sur lesquels nous sommes intégrés. Nous construisons instantanément un profil sémantique du consommateur, qui est le moment de vie. Ce profil est mis en correspondance aux profils recherchés par les annonceurs : leurs segments marketings. L’achat de l’impression est ensuite effectué. Au lieu de segmenter par users, nous faisons une cartographie par moment basée sur le langage naturel, c’est-à-dire la sémantique. Nous analysons les moments sous trois angles : un angle fonctionnel, émotionnel et un angle de disponibilité mentale.
Quant à la privacy, contrairement à Google et consorts qui gardaient les données des mois, « elles ne sont pas conservées plus de 10 minutes » !


Les 10 minutes suffisantes pendant lesquelles l’état d’esprit d’un individu, c’est-à-dire ses priorités fonctionnelles et émotionnelles, reste inchangé, j'imagine !

On n'arrête pas le progrès...


lundi 29 août 2016

Deux chambres

Nous rentrons d'Amsterdam avec ma femme et mon fils, après un séjour de près d'une semaine. Un séjour très plaisant et ensoleillé, qui nous a donné l'idée d'une ville agréable à vivre. Le souvenir marquant que j'en garde se résume toutefois à deux chambres, apparemment aux antipodes, mais que je ne parviens pas à dissocier dans mon esprit : la chambre peinte par Vincent Van Gogh à Arles, et la chambre décorée par Anne Frank au 263 Prinsengracht.


Bien que tout semble les séparer, autant par les couleurs que par ce qu'elles sont censées représenter et la façon dont elles se présentent, elles sont dans ma tête les deux pôles d'un dialogue permanent. Difficile à expliquer, mais je vais essayer.

1. La chambre à coucher de Vincent à Arles

Le tableau exposé au musée Van Gogh d'Amsterdam est la version originale de cette peinture à l'huile. À la demande de son frère Théo, Vincent peindra deux autres versions de « La chambre à coucher », la deuxième se trouvant actuellement à l'Art Institute of Chicago (qui a également mis en location une réplique à l'identique de la chambre, via le site Airbnb !), et la troisième au Musée d'Orsay.

Il s'agit de la chambre qu'il occupa en 1888 dans la maison jaune, place Lamartine à Arles :


Imaginez un instant de zoomer par la fenêtre pour pénétrer dans la chambre et y découvrir cette vue de l'intérieur :


Mais laissons Vincent Van Gogh lui-même nous décrire cette chambre à travers ses mots et le croquis qu'il nous a légués dans un de ses courriers à Paul Gauguin :


Dites donc je vous écrivais l’autre jour que j’avais la vue étrangement fatiguée. Bon je me suis reposé deux jours & demi et puis je me suis remis au travail. Mais n’osant pas encore aller en plein air, j’ai fait toujours pour ma décoration une toile de 30 de ma chambre à coucher avec les meubles en bois blanc que vous savez. Eh bien cela m’a énormément amusé de faire cet intérieur sans rien. D'une simplicité à la Seurat. 
À teintes plates mais grossièrement brossées en pleine pâte, les murs lilas pâle, le sol d’un rouge rompu & fané, les chaises & le lit jaune de chrome, les oreillers et le drap citron vert très pâle, la couverture rouge sang, la table à toilette orangée, la cuvette bleue, la fenêtre verte. J’avais voulu exprimer un repos absolu par tous ces tons très divers vous voyez, et où il n’y a de blanc que la petite note que donne le miroir à cadre noir (pour fourrer encore la quatrième paire de complémentaires dedans).
Les concepts qui me touchent dans cette lettre sont le "repos absolu" et l'énumération des couleurs (en deux phrases) :
  • lilas
  • rouge
  • jaune de chrome
  • citron vert
  • rouge sang
  • orangée
  • bleu
  • vert
  • blanc
  • noir
Des teintes qui reprennent les six couleurs simples décrites par Léonard de Vinci dans son Trattato della Pittura (Codex urbinas, n° 1270), traité sur la peinture probablement commencé aux alentours de l’an 1490, voilà plus de 5 siècles, où il définit déjà des couleurs primaires et secondaires :
« I semplici colori sono sei, de' quali il primo è bianco, (…) il giallo il secondo, il verde il terzo, l'azzurro il quarto, il rosso il quinto, il nero il sesto; ed il bianco metteremo per la luce senza la quale nessun colore veder si può, ed il giallo per la terra, il verde per l'acqua, l'azzurro per l'aria, ed il rosso per il fuoco, ed il nero per le tenebre, che stan sopra l'elemento del fuoco, perché non v'è materia o grossezza dove i raggi del sole abbiano a percuotere, e per conseguenza illuminare. »

Les six couleurs simples selon Léonard
(Nous avons les six couleurs simples, dont le blanc est la première, (…) le jaune la seconde, le vert la troisième, le bleu la quatrième, le rouge la cinquième, le noir la sixième ; nous choisissons le blanc pour la lumière, sans laquelle aucune autre couleur ne peut être vue, le jaune pour la terre, le vert pour l’eau, le bleu pour l’air, le rouge pour le feu, et le noir pour les ténèbres, qui sont au-dessus de l’élément feu, puisqu’on n’y trouve ni matière ni corps que les rayons du soleil pourraient irradier, et donc illuminer.)
Quand les génies se rencontrent... Certes Van Gogh était un génie, conscient qu'il l'était, mais qui n'a pas été reconnu de son vivant et n'a connu le "repos absolu" que dans sa tombe d'Auvers-sur-Oise, au côté de son frère bien-aimé. Il a malheureusement fallu que la semence meure pour que le fruit éclose post-mortem.



* * *

2. La chambre à coucher d'Anne à Amsterdam

Dans son journal, Anne explique comment elle a fini par partager cette chambre, d'abord prévue pour abriter elle et Margot, sa sœur, avec Fritz Pfeffer (nommé sous le pseudonyme d'Albert Dussel), dans une cohabitation difficile : « Je ne suis jamais seule dans ma moitié de chambre et pourtant j’en ai tant envie. C’est aussi la raison pour laquelle je me réfugie au grenier. »

Une chambre où elle se sent à l'étroit : « Je vais presque tous les matins au grenier pour expulser de mes poumons l’air confiné de ma chambre. »

En décrivant la maison de derrière (Het Achterhuis), qualifiée d'Annexe secrète, Anne la présente ainsi :
L’Annexe est une cachette idéale, et bien qu’humide et biscornue, il n’y en a probablement pas de mieux aménagée ni de plus confortable dans tout Amsterdam, voire dans toute la Hollande. Avec ses murs vides, notre petite chambre faisait très nue. Grâce à Papa, qui avait emporté à l’avance toute ma collection de cartes postales et de photos de stars de cinéma, j’ai pu enduire tout le mur avec un pinceau et de la colle et faire de la chambre une gigantesque image. C’est beaucoup plus gai comme ça…

Voici expliquée la "tapisserie" réalisée à l'aide "de cartes postales et de photos de stars de cinéma", notamment extraites de la revue Cinema & Theater, que M. Kugler lui apportait chaque lundi. Si la mémoire ne m'égare pas, j'ai aussi noté sur le mur de gauche l'autoportrait de Léonard de Vinci :


En s'adressant dans son journal à Kitty, son amie imaginaire, Anne ajoute :
Il t’intéressera peut-être de savoir quelle impression cela me fait de me cacher, eh bien, tout ce que je peux te dire, c’est que je n’en sais encore trop rien. Je crois que je ne me sentirai jamais chez moi dans cette maison, ce qui ne signifie absolument pas que je m’y sens mal, mais plutôt comme dans une pension de famille assez singulière où je serais en vacances. Une conception bizarre de la clandestinité, sans doute, mais c’est la mienne.
J'imagine facilement que si Anne avait eu des couleurs ou des images colorées à sa disposition durant ses deux années de clandestinité (du 6 juillet 1942 au 4 août 1944, jour de la dénonciation et de la rafle), elle aurait orné "cet intérieur sans rien" pour faire de sa chambrette une chambre "à la Vincent", pétrie d'enthousiasme et d'envie de vivre comme elle l'était !

Je sais ce que je veux, j’ai un but, j’ai un avis, j’ai une foi et un amour.

Elle-même était résolue à publier son journal au lendemain de la guerre, après avoir entendu, « à la radio de Londres, le ministre de l’Éducation du gouvernement néerlandais en exil dire qu’après la guerre il faudrait rassembler et publier tout ce qui avait trait aux souffrances du peuple néerlandais pendant l’occupation allemande. Il citait à titre d’exemple, entre autres, les journaux intimes. »

Aurait-elle été reconnue de son vivant et son journal aurait-il connu la même audience mondiale, ou comme pour Vincent, a-t-il malheureusement fallu que la semence meure pour que le fruit éclose post-mortem ?

Après être passées par Auschwitz, l'enfer bien organisé, Anne et sa sœur Margot contractent le typhus à Bergen-Belsen, l'enfer dans le chaos. Margot meurt probablement en février 1945 et, quelques jours plus tard, entre fin février et début mars, seule, épuisée et sans espoir, c'est Anne qui décède.

Le 3 mai 1944, elle nous confiait, pleine d'espérance :
Je suis jeune et je possède encore beaucoup de qualités enfermées en moi, je suis jeune et forte et je vis cette grande aventure, j’y suis encore complètement plongée et je ne peux pas passer mes journées à me plaindre, parce que je ne peux pas m’amuser ! J’ai reçu beaucoup d’atouts, une heureuse nature, beaucoup de gaieté et de force. Chaque jour je sens que je me développe intérieurement, je sens l’approche de la libération, la beauté de la nature, la bonté des gens de mon entourage, je sens comme cette aventure est intéressante et amusante ! 
Pourquoi serais-je donc désespérée ?
Anne n'avait pas encore 16 ans lorsque son corps et celui de Margot ont sans doute fini dans la fosse commune du camp de concentration, qui fut libéré par les troupes anglaises le 12 avril 1945. Juste quelques semaines de plus, et elle aurait peut-être survécu... Mais à quoi bon refaire le monde ?



Je terminerai ce billet sur ces mots d'Olivier Ertzscheid :
Pour ce texte, pour ce témoignage, pour ce qu'il représente, pour ce qu'il permet de ne jamais oublier et pour ce qu'il permettra à tant de lecteurs de construire et de comprendre, je garde la conviction qu'il n'y a pas d'autre combat à mener que celui de sa libération, pas d'autre hommage à rendre que celui de son partage sans limite, pas d'autre place à lui accorder que celle qui lui revient de droit en le laissant s'élever ce jour dans le domaine public.
En effet, l'année où le Mein Kampf de l'autre malade tombe dans le domaine public, il est quand même paradoxal, triste et outrageant, que le Journal d'Anne Frank soit encore sous droits d'auteur. Et ce n'est certes pas le meilleur moyen pour rendre hommage à cette adolescente, à sa mémoire et, à travers elle, au souvenir de millions de victimes inconnues restées sans voix.


P.S. Pour finir par là où j'ai commencé, voici une photo de la chambre d'hôtel où nous étions :


J'oubliais : une dernière anecdote qui m'a frappé. Lorsque nous avons fait une promenade en barque sur les canaux de la ville, le discours enregistré dans les différentes langues s'est attardé un instant sur les amsterdamois (histoire de simplifier l'orthographe) les plus célèbres dans le monde, dont la première personnalité citée n'est ni Vincent Van Gogh ni Johann Cruyff, mais bien Anne Frank !

lundi 15 août 2016

Trois défis pour l’économie à venir

J'ai découvert il y a quelques jours le post de Jeremiah Owyang intitulé Three Challenges for the Next Economy. Les arguments traités m'ont particulièrement frappé, car il s'agit d'une approche à laquelle je n'avais pas pensé, mais qui semble évidente en la lisant. J'ai donc demandé à Jeremiah l'autorisation de traduire son billet, qu'il m'a gentiment accordée. Dont acte.
À l’heure où nous inventons la prochaine économie, trois problématiques devraient être abordées : l’univers « autonome », le féodalisme de la Silicon Valley, et comment préserver la sécurité humaine face aux robots avancés de demain.

Pour la deuxième année, je participe à la prochaine conférence de Tim O’Reilly sur la Next:Economy, qui se déroulera à San Francisco les 10 et 11 octobre. Cette manifestation rassemblera en un même lieu des leaders et des capitaines d’industrie à l’avant-garde en matière de technologie et d’économie. L’événement donne le ton sur l’impact de la technologie pour les entreprises, les gouvernements, les sociétés et les économies mondiales.

Personnellement, j’anticipe trois formidables défis pour l’économie à venir :

- L’univers « autonome ». Lorsque les robots travaillent mieux que les humains, quel est le rôle de ces derniers ? Ce sujet, qui fut débattu lors de la dernière conférence Next:Economy, est un thème majeur - et nous sommes encore loin d’en avoir fixé les contours. Connaissez-vous ces prévisions de la Maison Blanche : 83 % des travailleurs qui perçoivent moins de 20 $ de l’heure pourraient être remplacés par des robots ; et environ un tiers de celles et ceux qui gagnent entre 21 $ et 40 $ de l’heure.

Nous devons donc établir un dialogue permanent sur les solutions possibles, y compris en conjuguant l’amélioration des compétences (bien qu’elles ne rattraperont probablement jamais celles des robots, dès lors que ceux-ci apprennent plus vite que les humains) et un revenu de base universel ou un salaire garanti pour compenser la situation des personnes en perte d’emplois face aux robots qui prendront leur place tout en augmentant la productivité.

- Est-ce que la Silicon Valley crée et globalise des modèles féodaux ? Au plan économique, est-ce la meilleure voie à suivre ? Cette question, que j’ai abordée à plusieurs reprises dans mes présentations, est une réaction au fait que les startups de la Silicon Valley sont détenues par 1 % de l’élite - qui crée ensuite les plateformes qu’utilise le reste de la société. Qui se cache derrière ce 1 % ? S’agit-il de dictateurs bienveillants ? De celles et ceux qui prennent les premiers risques ? De capitalistes méritants ? Plus simplement de gens chanceux ? Ou est-ce probablement une combinaison de tout ce qui précède ? Toutefois, la réalité est qu’ils sont en train de former le groupe le plus puissant de la planète. Prenons les exemples de Mark Zuckerberg, qui pourrait, sur un coup de tête, influencer le fil d’actualité de Facebook en le remplissant de contenus et d’histoires fluctuant d’une opinion de droite ou de gauche, selon les points de vue ; ou le développement de puissants programmes spatiaux par Elon Musk, qui commencent à poser un défi au secteur public aérospatial et innovent rapidement en matière d’exploration et de transport mondial du futur. Des entrepreneurs influents qui non seulement possèdent et contrôlent les données et les technologies que nous utilisons au quotidien, mais peuvent également financer les organismes sans but lucratif de leur choix grâce à leur richesse phénoménale, parfois en mesure de surpasser les dépenses du secteur public.

- Pour préserver l’économie humaine, nous faudra-t-il concevoir un interrupteur permettant d’éteindre à volonté l’intelligence artificielle ? Comment influencer, gérer, voire contrôler la robotique de pointe et les systèmes d’intelligence artificielle qui finiront par être supérieurs à l’intelligence humaine ? Devrions-nous prévoir un directoire en charge des normes, un ensemble de législations, ou une force de sécurité pour maîtriser les robots ? Au-delà des craintes véhiculées par les films de science fiction les plus dystopiques, que pouvons-nous faire hic et nunc pour préparer le terrain avant que ces technologies ne soient totalement autonomes, sans nécessiter aucune aide humaine ? À titre d’exemple, des scientifiques tentent de créer un système de procédures de contrôle et de contrepoids pour les robots avancés, capables de déclencher des dispositifs de sécurité positive, d’arrêt d’urgence ou d’autres mesures aptes à mettre en sûreté les personnes. Aujourd’hui, la création, la gestion et la prise en charge des technologies dépendent des hommes. Demain, les évolutions en cours généreront de nouvelles formes de co-dépendance. Après-demain, les technologies de pointe pourraient être indépendantes de toute intervention humaine… Serons-nous prêts pour affronter un tel avenir ?

Voici donc où nous en sommes. Trois dossiers distincts qui vont redéfinir l’économie du futur : des technologies capables de prévaloir sur les emplois humains, celles et ceux qui détiennent ces technologies, et trouver des points d’équilibre pour assurer la sécurisation des personnes. Des questions pressantes qui exigent que vous partagiez vos meilleures idées et toute votre ingéniosité afin de préparer ensemble les prochaines étapes de la technologie, du monde des entreprises, des pouvoirs publics, de la société et de l’économie.




mardi 12 avril 2016

L’homme trahi


J’ai un vortex dans la tête
qui me tourbillonne le cortex
et mélange tout
le mal de ce monde
et le bien d’ici et d’ailleurs
l’amour et la peur
le sexe et les promesses manquées
mes trahisons et celles des autres
dans un vide abyssal
une attente sans fin
une espérance déçue mais sûre
de voir naître enfin
l’homme

mais qu’ont fait de l’homme les hommes ?
qu’ont fait de l’enfance les hommes ?
et qu’avons-nous fait de la nature ?
de la beauté du monde ?
de l’enfance du monde ?
de l’amour du monde ?
partout où le regard se pose
tout n’est plus que haine
mensonge
corruption
sourires trompeurs
folie des intégrismes
terrorismes
le mensonge est la vérité
la vérité est le mensonge
sous couvert de légalité
d’autorité publique
la politique
les états
terrorisme d’état
les bourses
terrorisme du marché
horreur économique
l’argent-dieu
l’homme consommateur
l’homme contribuable
l’homme-néant
l’argent est tout, l’homme n’est rien
le riche est tout, le pauvre n’est rien
le riche a l’illusion de pouvoir TOUT acheter
le pauvre n’a plus RIEN à vendre
si ce n’est lui-même
parfois
mais toujours abusé
humilié, exploité
violé, volé à la vie
la vie est la mort
l’enfer sur la terre
le mal est le bien
le bien est le mal
l’honnêteté est le populisme
l’antipolitique du nouveau siècle !

mais si l’honnêteté est l’antipolitique
qu’est-ce que la politique ?
qu’est-ce que le politique ?
que sont les politiques ?
leurs trahisons et celles des autres ?

et l’honnête homme ?
l’homme de bonne volonté ?
l’homme trahi ?
et la femme ?

vastes questions
auxquelles je ne sais plus répondre
questions … sans réponses
pour combien de temps encore !?



P.S. Ce poème doit être le premier que j'écris depuis une bonne dizaine d'années...

mardi 29 mars 2016

Giulio Regeni, martyr de la démocratie



Sept côtes cassées, une fracture du coude, une autre de l’omoplate, des traces de décharges électriques sur les organes génitaux, des brûlures de cigarette autour des yeux et en d’autres endroits, des coupures infligées avec un rasoir ou une lame tranchante sur le corps et aux épaules, des signes de matraquage sous la plante des pieds, des lésions traumatiques partout, abrasions, ecchymoses, contusions sur le nez et le visage, écorchures et traces de coups de poing et de pied, les ongles arrachés aux doigts d’une main et d’un pied, les oreilles coupées… ce ne sont là que les informations éparses que j’ai pu rassembler sur la monstrueuse agonie et le pauvre corps supplicié de Giulio.

Mais pour un porte-parole du ministère égyptien de l’Intérieur, non, rien de tout cela : « Aucune torture, l’absence de signes a même été confirmée par les fonctionnaires de la morgue de Zeinhom ». Ah bon, si c’est eux qui le disent… Quant aux lacérations aux oreilles et aux épaules, elles ne seraient pas dues à des sévices, mais aux prélèvements de peau des médecins légistes égyptiens pour mener à bien leurs analyses !

Et les fractures multiples aux côtes, au coude, à l’omoplate ? Certainement provoquées par un accident de la route dont Giulio aurait été victime, comme l’a annoncé quelques jours après la découverte du corps un certain Kahaled Chalabi (Khaled Shalaby, ou Shalabi sur les médias italiens), actuel directeur de la sécurité de Gizeh (chargé d’enquêter sur l’assassinat du jeune homme battu à mort), déjà officier de police au début des années 2000 et condamné à un an d'emprisonnement avec sursis pour le meurtre de Chawki Abdelaal alors qu’il était en poste au commissariat de police d'El Montazah, où des cas de torture avaient été constatés… On comprend mieux l’avancement de carrière.

Et pour les décharges électriques sur les organes génitaux, le matraquage sous la plante des pieds, les brûlures de cigarette, les ongles arrachés aux doigts d’une main et d’un pied, etc., qu’en est-il ? Comment justifier plus d’une semaine entière de souffrances et de mutilations, de peurs et de hurlements atroces durant d’interminables séances de torture espacées toutes les 12 ou 14 heures, finalement achevé par ses bourreaux qui lui ont brisé les vertèbres cervicales ? J’imagine qu’il a dû implorer pour que cet enfer finisse - cette violence « inhumaine », cette violence « animale », selon un deuxième rapport d’autopsie en Italie -, et qu’il n’attendait plus que la mort pour s’endormir, enfin, en paix et pour l'éternité.

Or ce sont des « hommes » qui ont infligé cette mort lente à un de leur semblable, un jeune doctorant de 28 ans animé uniquement par un désir de comprendre et de liberté, par une grande empathie vis-à-vis de ce peuple dont il parlait la langue et qu’il aimait probablement. Sans pouvoir imaginer une seconde quel avenir lui réservaient quelques-uns des « fils » dégénérés de ce même peuple, des vils tortionnaires, des experts en cruauté, des lâches agissant sous couvert d’impunité, certainement des membres de la police politique avec l’aval de leur hiérarchie. Jusqu’où ? (* voir P.S.)

Un meurtre d’état, qui ne sera jamais reconnu officiellement, il va sans dire, mais que le comportement ignoble et répété des autorités égyptiennes au plus haut niveau ne fait que confirmer davantage au fur et à mesure que les semaines passent. Lorsque indices et circonstances se recoupent, pas besoin d’algorithme pour parvenir à certaines conclusions, comme l’a justement observé un journaliste italien (mica ci vuole un algoritmo per certe conclusioni)…

Les faits

Giulio Regeni a disparu le 25 janvier 2016 dans la soirée.

Dans un article prémonitoire du Monde paru le 26 janvier, l’envoyée spéciale du journal au Caire nous rappelait l’atmosphère qui régnait la veille dans le pays, cinquième jour anniversaire des célébrations « de la révolution de 2011, qui avait précipité la chute du président Hosni Moubarak, après trente années au pouvoir ».

Des tanks ont été positionnés tout autour de la place Tahrir, symbole de la révolution égyptienne, et des renforts policiers déployés dans les rues du Caire et près des installations vitales du pays. (…)
Des raids ont ainsi été menés dans plus de 5 000 appartements, principalement au centre du Caire, et des lieux artistiques et culturels, comme la Townhouse Gallery et le Théâtre Rawabet, au Caire, considérés comme des nids de contestation, ont été fermés. (…)
Selon Khaled Dawoud, ancien porte-parole du parti révolutionnaire Al-Dostour : « Cette surdramatisation est destinée à renforcer dans la tête des gens l’idée que le 25 janvier est un jour de chaos et à ternir davantage l’image de ceux qui s’en réclament », rapporte la journaliste.
Depuis l’expérience malheureuse des Frères musulmans au pouvoir, la mémoire du 25 janvier est attaquée, et ses soutiens vilipendés. Aux yeux d’une majorité de la population, la révolution de 2011 apparaît désormais comme un complot ourdi par des agents de l’étranger pour amener les islamistes au pouvoir et diviser l’Égypte.
Dans cette « surenchère paranoïaque » du régime, décrite « comme un retour de l’État policier » par les militants politiques et pour les droits de l’homme, ceux-ci ont été arrêté par centaines dans une répression qui n’est plus seulement engagée contre les sympathisants islamistes : plus de 1 400 morts, 15 000 sympathisants jetés en prison, ainsi que la quasi-totalité de la direction des Frères musulmans, des centaines de cadres condamnés à mort, et les autres poussés à l’exil ou à la clandestinité.
D’après les organisations Human Rights Watch et Amnesty International, la situation des droits et des libertés s’est gravement détériorée sous la présidence Sissi, en 2014 et 2015, et s’accompagne d’une longue liste d’abus – torture, mauvais traitements et disparitions forcées – et de mesures répressives sous le couvert de la lutte contre le terrorisme et la menace djihadiste.
C’est donc dans ce contexte - où nombre de personnes, arrêtées et détenues sans procès, subissent des actes de violence et de torture de la part de la police et des services de renseignement égyptiens - que Giulio Regeni, jeune chercheur italien qui finissait ses études au Caire, a été kidnappé. Étudiant de troisième cycle à l'université de Cambridge en Grande-Bretagne, il préparait sa thèse, dédiée aux mouvements ouvriers et syndicaux égyptiens, sous la supervision de Mme Anne Alexander, spécialiste de l’Égypte, l’Iraq et la Syrie, coordinatrice du réseau « Humanités numériques », qui développe un « projet d’étude centré sur les relations entre la diffusion des nouvelles technologies de l'information et la mobilisation pour le changement politique au Moyen-Orient, en explorant comment trois générations distinctes de militants politiques ont utilisé les TIC pour construire des réseaux, créer des "sphères de dissidence" et générer de nouvelles cultures militantes. »
(I am developing a project which will investigate the relationship between the dissemination of new media technologies and mobilisation for political change in the Middle East by exploring how three distinct generations of political activists have used ICTs to build networks, create 'spheres of dissidence' and generate new activist cultures…)
Mme Alexander fait naturellement partie des milliers de signataires, chercheurs et universitaires, qui ont lancé une pétition sous forme de lettre ouverte adressée au président Al-Sissi, publiée par les quotidiens britannique "The Guardian" et italien "Il Manifesto", pour prétendre la vérité sur cette affaire.

Leur parole sera-t-elle entendue ?

Les mots

Pour l’heure, la seule certitude, c’est que Giulio Regeni est mort sous les pires tortures, sa dépouille à moitié nue ayant été jetée dans un fossé de la banlieue du Caire dix jours après son enlèvement.

Or vu les trop nombreuses versions contradictoires avancées depuis le début (à partir du moment où l’affaire a explosé) par les « enquêteurs » égyptiens, on dirait plutôt que leur seul but - loin de rechercher la vérité - semble être celui de tellement embrouiller les fils de l’écheveau qu’il devient impossible de s’y retrouver, et d’autant plus impossible à comprendre et accepter que c’est tombé sur un jeune totalement innocent et pacifique. Imaginez que ce soit arrivé à un de ces terroristes du genre Salah Abdeslam ou les autres, qui aiment se faire sauter en bourrant leurs bombes de clous et de ferrailles pour que ça fasse le plus de dégâts possibles, le plus de morts et de blessés possibles. À la limite on se ferait une raison, on serait même tenté de fermer les yeux. Aucun être humain ne mérite un tel traitement, mais qui sème la haine récolte la haine, et après tout ces « pestiférés » n’auraient eu que ce qu’ils cherchent.

Mais pas Giulio, non. Pourquoi lui ? Pourquoi tant d’acharnement gratuit dans la barbarie ? Juste à cause du contenu de la thèse qu’il préparait ou pour connaître ses contacts au sein des mouvements ouvriers ? Ça n’a pas de sens ! Quelles sont les véritables raisons derrière cette abomination ? Selon la version du chef de l’état égyptien, le but serait de mettre l’actuel gouvernement en difficulté dans ses rapports bilatéraux avec l’Italie, et, au-delà, avec le monde occidental, et par ricochet frapper l'économie du pays pour l’isoler. Certes, la chose serait plausible et on pourrait même vouloir y croire, mais juste si tous les efforts étaient réellement déployés par ce même gouvernement pour parvenir à une véritable solution de l’affaire, au lieu d’assister à un ballet indécent de démentis ministériels et officiels s’alternant à des versions incohérentes et outrageantes, qui ne sont qu’une insulte à la mémoire d’un mort, à l’intelligence et au respect de sa famille et de tout un peuple.

Car les autorités égyptiennes, imperturbables, ont rejeté à plusieurs reprises toutes les accusations, les « rumeurs » même, en assurant qu’il n’y a pas eu de bavure, que le ressortissant italien n'avait jamais été arrêté, que ce n’étaient certainement pas là les pratiques des appareils de sécurité de l'État, et bla bla bla.

Du reste, sans jamais étayer leurs tergiversations par le moindre élément convaincant, les égyptiens ont tout essayé en émettant tour à tour les hypothèses les plus saugrenues (crime crapuleux ; meurtre après un enlèvement qui aurait mal tourné ; tragique accident de la route ; djihadistes ; confrérie des frères musulmans dont certains sont infiltrés dans les forces de police, etc.) mais aussi les plus humiliantes pour Giulio (calomnies sexuelles ; il a de drôles de fréquentations ; il est en contact avec les services secrets italiens, non, anglais, etc.), jusqu’au dernier coup de théâtre à ce jour, daté du 24 mars : kidnappé et assassiné par une bande de pieds nickelés spécialisés dans l’enlèvement d’étrangers en se déguisant en policiers ! Tous tués, naturellement, des fois qu’ils auraient voulu parler. La preuve ? On a retrouvé chez leur chef le passeport, la carte de crédit et quelques effets personnels de Giulio, photos à l’appui…

Inutile d’insister davantage sur ces histoires abracadabrantes. J’ignore quelle est la traduction de « ils nous prennent vraiment pour des cons » en égyptien, mais en tout cas, ils connaissent fort bien le sens de la métaphore !

Cela étant, cette dernière mise en scène « officielle », tout aussi brinquebalante que les précédentes, est d’autant plus grave qu’elle est intervenue précisément huit jours après que le président Abdel Fattah Al-Sissi (que le journal Le Monde qualifie de « très pieux », bon époux et père de quatre enfants), ait accordé une longue interview au quotidien italien « La Repubblica », publiée respectivement les 16 et 17 mars derniers, dans laquelle il promet bien évidemment « toute la vérité » sur ce drame et s’adresse directement à la famille de Giulio Regeni :
« Permettez-moi ces quelques mots, d'abord en tant que père, puis en tant que président. Je comprends tout à fait la peine et la douleur que vous éprouvez pour la perte de votre fils, je ressens moi-même le sentiment d'amertume, de choc et de bouleversement qui vous a brisé le cœur. Je le comprends et mon cœur et mes prières sont avec vous. Permettez-moi de vous adresser mes plus sincères condoléances et d’être solidaire avec vous pour cette grande perte. Je vous promets que nous ferons toute la lumière et que nous arriverons à la vérité, que nous collaborerons avec les autorités italiennes pour rendre justice et punir les criminels qui ont tué votre fils. »
Et d’ajouter « Nous ne nous arrêterons pas tant que nous n'aurons pas fait toute la vérité sur les derniers jours de Giulio Regeni ».

Or aujourd’hui, plus que les discours, les faits parlent d’eux-mêmes ! Ce doit être pour ça qu’au moment où j’écris ces lignes, il semble que le Ministère de l’Intérieur du Caire fasse de nouveau marche arrière toute et mette en doute l’ultime version « officielle »… en attendant la prochaine. Vu que le président Al-Sissi lui-même relaie l'information !


Côté italien, immédiatement après la publication de l’interview d’Al-Sissi, Matteo Renzi s’est félicité en qualifiant les mots de son homologue égyptien comme des « paroles importantes », mais au final, face à une telle débauche de dépistages en tous genres et au manque de volonté évident des égyptiens d'échanger leurs informations avec les italiens, le gouvernement de Renzi et ses ministres ont beau donner de la voix et prétendre « vérité et collaboration », toutes ces belles déclarations sont destinées à rester ce qu’elles sont : lettre morte. Et rien de plus.

Car la réalité nue et crue, c’est que deux mois après la disparition d’un jeune étudiant italien, l’homme fort du pays - hier « simple » général à la tête des renseignements militaires et membre influent du Conseil suprême des forces armées, aujourd’hui à la tête de l'Égypte après avoir remporté l’élection présidentielle avec 96 % des suffrages (28 mai 2014) -,n’a pas encore été en mesure d’offrir à l’opinion internationale une version qui tienne la route, et qu’en dépit de ses belles promesses, « les criminels » qui ont massacré Giulio sont toujours libres et inconnus…

Est-ce crédible, Monsieur le Président Al-Sissi ?

Nous verrons la suite.

Cava de’ Tirreni, Pâques 2016

Post-scriptum

* En écrivant « jusqu’où », ce binôme « préposition + adverbe » m’a immédiatement remémoré un quatrain de Verlaine dans son Art poétique :
Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la rime assagie :
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?
Dont j’ai instantanément imaginé ce diptyque, adapté à notre contexte :
Prends la parole et tords-lui son cou !
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?
Or tordre le cou de Giulio Regeni jusqu’à le lui briser, cela signifie pour les inquisiteurs du pouvoir aux aguets faire taire la parole d’un homme libre qui veut dénoncer les injustices. Par ailleurs, les fins étymologistes que vous êtes ne manqueront pas d’observer que tordre et torture et tortionnaire ont la même racine :
TORTURE n. f. est issu (v. 1190) du bas latin tortura « action de tordre » et « souffrance » (IVe s.), dérivé de torquere (→ tordre), celui-ci ayant déjà donné tortio (→ tortionnaire) en ce sens.
Sous la direction d'Alain Rey
Les Dictionnaires Le Robert
© 1993, pour la première édition.

À mettre en relation avec ces mots d’Alaa Abdel Fattah, blogueur égyptien condamné le 23 février 2015 à cinq ans de réclusion pour une manifestation non autorisée :
« J’ai passé la plupart de l’année 2014 en prison, mais j’étais encore plein de paroles ! Nous risquons de perdre la bataille sur la narration alors même qu’on nous impose une antithèse vénéneuse entre un étatisme pseudo-laïque militarisé et une forme d’islamisme brutalement confessionnel et paranoïaque ».
L’Espresso, 10 mars 2016, n° 10, année LXII

Comparer la proportionnalité des peines : cinq ans d’incarcération pour un blogueur coupable de vouloir prendre la parole et manifester pour la liberté, contre un an avec sursis du policier Kahaled Chalabi accusé de meurtre, celui-là même qui a osé déclarer sans peur de braver le ridicule que le décès de Giulio était dû aux suites d’un accident de voiture…

Récemment, le centre Nadim, principale ONG de documentation et de soutien aux victimes de la torture, a même reçu l’ordre de fermer, émis - selon la directrice - par le cabinet du premier ministre. Et les exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Il n’est que de lire le rapport d’Amnesty International sur l’Égypte (2015/2016), dont voici le début :
La situation des droits humains n’a cessé de se dégrader. Le gouvernement a imposé des restrictions arbitraires à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique et il a promulgué une nouvelle loi antiterroriste. Des détracteurs du gouvernement ainsi que des dirigeants de l’opposition et des militants ont été arrêtés et placés en détention ; certains ont été soumis à une disparition forcée. Les forces de sécurité ont eu recours à une force excessive contre des manifestants, des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants. Les détenus étaient régulièrement torturés et maltraités. Les tribunaux ont prononcé des centaines de condamnations à mort et de lourdes peines d’emprisonnement à l’issue de procès collectifs manifestement inéquitables. La plupart des atteintes aux droits humains étaient commises en toute impunité et, le plus souvent, les responsables de tels agissements n’ont pas eu à rendre de comptes pour leurs actes. Etc.
Ou bien sur la liberté d’expression :
Des journalistes qui travaillaient pour des médias critiquant les autorités ou qui étaient liés à des groupes d’opposition ont été poursuivis pour diffusion de « fausses informations », entre autres chefs d’inculpation à motivation politique. Certains ont été condamnés à de longues peines d’emprisonnement et un homme a été condamné à mort. Cette année encore, des personnes qui avaient exercé pacifiquement leur droit à la liberté d’expression ont été poursuivies notamment pour « diffamation de la religion » et outrage à la « moralité publique ». En novembre, un journaliste d’investigation de premier plan a été détenu pendant une courte période par des agents des services du renseignement militaire et des magistrats du parquet à cause d’un article sur l’armée qu’il avait rédigé…
Ou encore sur les arrestations et les détentions arbitraires, les disparitions forcées, les tortures et autres mauvais traitements et l’impunité relative :
Des personnes poursuivies pour des infractions à caractère politique ont été maintenues en détention prolongée sans inculpation ni jugement. À la fin de l’année, au moins 700 personnes étaient maintenues en détention provisoire depuis plus de deux ans sans avoir été condamnées par un tribunal, en violation de la durée maximale de deux ans prévue par la législation égyptienne.
Mahmoud Mohamed Ahmed Hussein, étudiant, se trouvait toujours en détention sans inculpation ni jugement plus de 700 jours après son arrestation, en janvier 2014, pour avoir porté un tee-shirt sur lequel figurait le slogan « Nation sans torture ». Sa famille a affirmé qu'il avait été battu en juillet par des gardiens de prison.
(…)
Des personnes détenues par des membres de l’Agence de sécurité nationale et du renseignement militaire ont été torturées. Elles ont notamment été battues, ont reçu des décharges électriques et ont été maintenues dans des positions douloureuses. Les agents des forces de sécurité battaient régulièrement les détenus au moment de leur interpellation et durant leur transfert entre le poste de police et la prison. Des cas de morts en détention des suites d’actes de torture, d’autres mauvais traitements et de l’absence de soins médicaux idoines ont été signalés tout au long de l’année4.
(…)
Les autorités n’ont pas mené d’enquêtes sérieuses, indépendantes et impartiales sur la plupart des cas de violations des droits humains, et notamment sur l’utilisation répétée d’une force excessive par les forces de sécurité, qui a causé la mort de plusieurs centaines de manifestants depuis juillet 2013.
Intégralité du rapport.


[MàJ - 19h45' - Le hasard a voulu que je publie ce billet le même jour où la maman de Giulio (sur la photo) a tenu une conférence de presse, durant laquelle elle a expliqué qu'elle avait dû reconnaître le corps : « Sur le visage (torturé) de mon fils, j'ai vu tout le mal du monde... »]

* * *

Dans le cadre d’un « contexte autoritaire et répressif comme l’est aujourd’hui l’Égypte de l’ex-général Al-Sissi, le seul fait que des initiatives populaires spontanées tentent de rompre le mur de la peur représente une avancée et un stimulus importants vers le changement » espérait encore Giulio Regeni dans un article écrit sous pseudonyme en début d’année.

Il l’a publié sur le site d’une agence de presse dédiée au Proche Orient à la veille de son vingt-huitième anniversaire, sans savoir qu’il aurait souffert le martyre dix jours plus tard et n’aurait jamais soufflé sa vingt-neuvième bougie. Trop triste !

Paix à ton âme, Giulio Regeni. Toi qui souriais toujours sur les photos, l’air serein et enthousiaste, tu me rappelles Valeria Solesin, avec qui tu partageais plusieurs points communs : même beau sourire, même enthousiasme, originaires de la même région, elle, doctorante partie en France et victime du terrorisme tout court, toi, doctorant parti en Égypte et victime du terrorisme d’état. Y en aurait-il un des deux qui serait meilleur que l’autre ?

Personnellement, ma conviction est que tous les deux sont exécrables, mais que le terrorisme d’état l’est encore plus que le terrorisme tout court. Si cela pouvait faire réfléchir tous nos gouvernants partisans du terrorisme d’état au nom de la real politik, qui s’imaginent que dictateurs, tyrans et despotes de tous poils seront un rempart efficace contre le terrorisme tout court, ils se rendraient vite compte que les victimes de l’un et de l’autre ne font pas la différence…

« Prends la parole et tords-lui son cou », pour conclure, c’est ce que risquent en 2016 les femmes et les hommes porteurs d’une parole libre et juste dans l’Égypte d’Al-Sissi, dans la Syrie d’Assad, au Moyen Orient en général, mais aussi dans combien d’autres pays du monde, et en Afrique, en Asie, aux Amériques, en Europe ?

Je dédie cette réflexion à tous mes amis tunisiens, en leur souhaitant une longue route dans la voie – et la voix – de la démocratie…

Je la dédie encore aux innombrables victimes des dictatures et des régimes anti-démocratiques sous toutes les latitudes.

Je la dédie enfin aux innombrables migrants de la planète, en provenance de tous les pays et en partance pour tous les pays.




vendredi 25 mars 2016

Travailler en « solo » : état des lieux

Être son propre patron, s’installer à son compte, créer « son entreprise » est un rêve lointain pour certains, une ambition vécue (et voulue) pour d’autres, voire une triste réalité (subie) pour d’autres encore. Mais que travailler en indépendant soit un choix ou une obligation, il n’empêche que les bouleversements à l’œuvre dans le monde du travail de nos sociétés « modernes » s’orientent toujours plus vers une désintégration de l’emploi traditionnel pour laisser la place à une myriade de professionnels travaillant chez eux (du genre société « BD Conseil », fondée par Bernard Durand et domiciliée dans son séjour). Ils exercent seuls pour la plupart, en solo, justement, c’est-à-dire sans hiérarchie, sans lien (formel) de subordination, autonomes commercialement et administrativement à défaut d’être clairement encadrés au plan juridique, en qualité de TNS : travailleurs non salariés (non agricoles).

Pour autant la nomenclature du « solo » est longue : auto-entrepreneur ou entrepreneur individuel, micro-entrepreneur (ou micropreneur), prestataire solo (ou solopreneur), porté (en portage salarial) ou porteur de projet (ça fait mieux), consultant (probablement le terme le plus galvaudé), expert, professionnel libéral, travailleur à domicile, autonome, indépendant (quand bien même cette dénomination fait l’objet d’une définition légale précise*), nomade, sous-traitant, franchisé, voire pigiste ou télétravailleur (bien qu’en télétravail l’employé peut aussi être salarié, mais « délocalisé » à domicile pour le compte de son entreprise), etc.

Suivant son statut juridique il peut également s’agir d’une micro-entreprise, d’une TPE, d’une entreprise unipersonnelle ou d’une EURL, sans oublier différents anglicismes : SOHO (Small Office/Home Office), Mom and pop shop, home based heroe, a brand called YOU, Me2B (ou Me2Be), e-business owner et, naturellement, le plus francisé de tous, freelance (ou free-lance), mais j’en oublie sûrement et la liste ne saurait être exhaustive…

Tous partagent une devise commune, style Louis XIV : « L’entreprise, c’est moi ! »

Cependant cette multiplication des appellations trahit une grande confusion, un peu à l’image d’une société encore incapable d’appréhender ce phénomène à sa juste mesure et de lui accorder la reconnaissance qui lui est due. Avec toutes les implications sociales, personnelles et professionnelles que cela entraîne !

Donc en fait le mot-valise « solo » dissimule un immense fourre-tout de situations où le pire côtoie le meilleur et tous les entre-deux possibles : de la nébuleuse des intermittents/intérimaires alternant contrats zéro-heure et CDD ou allant pointer au chômage entre une « mission » et l’autre, à l’univers prospère mais restreint des consultants de haut vol, le monde de l’auto-emploi est particulièrement instable (flexible) avec autant de parcours professionnels que d’individus.

Par ailleurs l’apparente indépendance juridique dissimule trop souvent une dépendance économique du solo vis-à-vis de ses principaux donneurs d’ordre (quand ce n’est pas « de son principal donneur d’ordre »), situation débouchant alors sur un rapport de forces fortement déséquilibré entre « client » et « prestataire », avec à la clé l’exploitation du second par le premier. Exploitation qui peut aussi passer par un tiers dès lors qu’il y a intermédiation, selon le cas traditionnel « donneur d’ordre --> agence --> exécutant final ».

Comme on le voit la situation est complexe et les pièges nombreux. Selon les dernières statistiques disponibles de l’INSEE (étude « Emploi et revenus des indépendants », 2015), ce sont 2,8 millions de personnes qui exercent en France une activité non salariée à titre principal ou en complément d’une activité salariée fin 2011 (qui est l’année de référence des statistiques présentées dans l’ouvrage).

La définition de l’INSEE de ce qu’est un travailleur non salarié est importante :
Les non-salariés désignent l’ensemble des affiliés à un régime social non salarié, dont les cotisations sociales sont recouvrées par le régime social des indépendants (RSI), l’Urssaf ou la Mutualité sociale agricole selon le profil et le risque couvert. Tous les pluriactifs (percevant à la fois des revenus d’activité salariaux et non salariaux) sont pris en compte, y compris ceux exerçant à titre principal une activité salariée. 
On distingue les non-salariés « classiques », entrepreneurs individuels « classiques » ou gérants majoritaires de sociétés, et les auto-entrepreneurs. 
L’auto-entreprenariat est un régime spécifique créé dans le cadre de la loi de Modernisation de l’économie du 4 août 2008 et mis en place au 1er janvier 2009 pour les entreprises individuelles qui relèvent du régime fiscal de la micro-entreprise. Il offre des formalités de création d’entreprise allégées ainsi qu’un mode de calcul et de paiement simplifié des cotisations et contributions sociales. On considère qu’un auto-entrepreneur est économiquement actif en 2011 s’il a déclaré un chiffre d’affaires positif dans l’année ou, en cas d’affiliation en 2011, s’il a déclaré au moins un chiffre d’affaires positif au cours des quatre trimestres qui ont suivi son assujettissement (éventuellement en 2012).
En gros ils représentent une personne en emploi sur dix, sont davantage présents dans les activités où les petites et moyennes entreprises sont nombreuses et où la relation de proximité est privilégiée, surreprésentés dans certains services aux particuliers, peu présents dans les secteurs davantage soumis à la concurrence internationale (où les grandes entreprises prédominent et où les investissements de départ sont élevés) et sous-représentés dans les services aux entreprises et mixtes.



Donc ce rapport d’un travailleur sur 10 qui est en auto-emploi (rapport pouvant atteindre 1 sur 5 dans certains départements), témoigne d’une progression touchant 26 % entre 2006 et 2011 dans tous les secteurs d’activité (hors secteur agricole). Avec une dynamique particulièrement forte dans les services aux entreprises et mixtes (+ 47 %) et dans les services aux particuliers hors santé (+ 38 %), une multiplication par 2,5 des effectifs dans les activités spécialisées « autres » (publicité, design, photographie, traduction, …), ou encore une hausse de 80 % dans l’information et la communication (informatique notamment), les arts, spectacles et activités récréatives ou l’enseignement (enseignement artistique, culturel ou sportif, formation continue, soutien scolaire, cours de langues), etc.

Sur ces presque 3 millions de non-salariés, 1 sur 5 a un statut d’auto-entrepreneur économiquement actif, soit près de 600 000 personnes, dont 40 % de femmes.

Et parmi ces auto-entrepreneurs, un sur trois cumule son activité avec un emploi salarié. Ces pluriactifs (hors santé) exercent majoritairement leur activité salariée dans un autre secteur que leur activité non salariée. Pour autant ce type d’activités se caractérise par de fortes disparités de revenu, plus élevées que chez les salariés, même si les inégalités diffèrent selon les secteurs, et selon le sexe : les femmes sont moins bien rétribuées que les hommes, en gagnant jusqu’à un quart de moins.

À noter que les auto-entrepreneurs sont quasiment absents des activités juridiques ou de santé, composées essentiellement de professions réglementées n’ouvrant pas droit à ce statut, tandis qu’un tiers de l’ensemble des non-salariés exercent une profession libérale à titre principal ou en complément d’une activité salariée : 50 % dans la santé (médecins, infirmiers, pharmaciens, etc.), 8 % dans le domaine juridique (avocats, notaires, etc.) et 42 % dans le domaine « technique ».

Tous ces chiffres en augmentation constante sont le signe d’une nouvelle donne dans le monde du travail, d’une tendance lourde destinée à durer, face à laquelle un nombre grandissant de jeunes et de moins jeunes sont et seront confrontés.

Personnellement, c’est une réalité que je vis depuis 30 ans déjà, raison pour laquelle j’aimerais mettre mon expérience à disposition et partager des conseils sur comment affronter cette nouvelle façon de concevoir sa carrière, dans une optique de réussite et de long terme.

Prochaines étapes de ce parcours :
  • Du Solo au SOHO
  • Du SOHO au Solo 2.0
  • Du Solo 2.0 au SOLO²
À suivre…


* Selon l’INSEE, les indépendants sont essentiellement des non-salariés n’ayant pas de lien de subordination juridique permanente à l’égard d’un donneur d’ordre et ne disposant pas de contrat de travail (ils ne bénéficient donc pas de la protection du droit du travail).

dimanche 3 janvier 2016

(R)évolution Internet

800e billet d'Adscriptor !

Une simple comparaison graphique pour illustrer ce qu'est devenu Internet en tout juste 47 ans, c'est-à-dire depuis les débuts d'Arpanet à aujourd'hui...


Et ceci n'est qu'un début ! Donc au vu du commencement, que nous réserve le prochain demi-siècle ? La réponse est tout simplement inconcevable, de même que les bouleversements à venir, prévisibles autant qu'imprévisibles...

Cette ébauche de billet n'est qu'un préambule au suivant (ou le teaser, si vous préférez :-), qui s'intitulera "Le « nouveau maintenant » de nos professions". Une longue réflexion inspirée de la lecture de l'excellent essai de Richard et Daniel Susskind, intitulé "The future of the professions. How technology will transform the work of human experts". Car Internet change tout, à partir de la façon dont nous travaillons en solo et dont nous devrons adapter nos métiers aux nouvelles réalités...



P.S.
1969: On Oct. 29, UCLA’s Network Measurement Center, Stanford Research Institute (SRI), University of California-Santa Barbara and University of Utah install nodes. The first message is “LO,” which was an attempt by student Charles Kline to “LOGIN” to the SRI computer from the university. However, the message was unable to be completed because the SRI system crashed.
Rien que la représentation des liaisons sous-marines existantes (environ 300 câbles) donne une idée...