samedi 30 octobre 2021

Facebook devient Meta !


Il y a dix jours, un scoop de The Verge m'a vraiment étonné : Facebook envisage de renommer l'entreprise avec une nouvelle marque !

Comme nous l'explique Wikipédia, le rebranding est une stratégie de marketing dans laquelle un nouveau nom, terme, symbole, design, concept ou combinaison de ceux-ci est créé pour une marque établie avec l'intention de développer une nouvelle identité différenciée dans l'esprit des consommateurs, des investisseurs, des concurrents et d'autres parties prenantes.

Or dire que Facebook est une marque établie est un euphémisme, un understatement diraient les anglais : Facebook est la quinzième marque la plus connue au monde ! (Source : Best Global Brands 2021)


Pour une entreprise née il y a 17 ans, en 2004 !

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J'ai commencé à parler de Facebook sur ce blog en 2007, trois ans plus tard. Au début du mois d'octobre précisément. En novembre, soit un mois et demi plus tard, mon blog était positionné en première page des résultats de Google sur la requête Facebook ! (Voir aussi mes 7 conseils de l'époque pour se positionner sur la première page de résultats de Google)... Depuis, deux des billets rédigés parmi des dizaines ont été lus près de 210000 fois : Facebook et Facebook annonce Facebook Ads... À l'époque je m'intéressais de très près à tout ce qui bougeait sur le Web, et le trio de tête était composé de GYM : Google, Yahoo!, Microsoft, bien que... Autres temps, l'eau a coulé sous les ponts depuis : il y a eu les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), puis jusqu'à hier les ténors étaient FAANG (Facebook, Apple, Amazon, Netflix, Google), mais demain ?

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Cette parenthèse pour dire que l'argument Facebook ne m'est pas tout à fait inconnu, ainsi que tout ce qui touche au Web, quelqu'un m'appelait même Monsieur Google... Ça me fait sourire aujourd'hui, mais alors j'en étais très fier. Autre argument sur lequel j'avais une bonne expérience, dès 2009, la création de noms de marque... Grâce à mon ami Jean-Philippe Hermand, grand créateur de noms devant l'Éternel, qui a inventé le nom Kadjar (dont il m'avait expliqué les secrets de la création mais que j'ai oubliés depuis) avant de nous quitter définitivement. RIP Jean-Philippe, merci pour ta gentillesse et ton intelligence !

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Donc si vous mettez ces deux éléments ensemble, vous comprendrez que le rebranding de Facebook m'interpellait particulièrement. Personnellement, c'est une info totalement inattendue. Penser que la 15e marque au monde doive se réinventer une deuxième fois (d'abord de The Facebook à Facebook) à moins de 20 ans de sa création (plutôt mouvementée...) me laisse perplexe. 

En lisant les infos anglo-saxonnes ces jours-ci sur Facebook, la plupart des analystes penchent pour une seule explication à ce rebranding : en gros, faire oublier la passe difficile que traverse la société de Zuckerberg pour moultes raisons... Ce n'est pas mon avis. Ça peut certainement aider, mais ce n'est sûrement pas le but premier.

Zuckerberg a toujours été un grand incompris (aucune ironie dans mon propos, je le pense vraiment). Durant les premières années de Facebook, des tonnes d'encre ont coulé sur les 2 grandes questions du moment : quel est son modèle économique, quelle est sa valorisation ? Sans jamais trouver de réponse adéquate ni argumentée qui fût proche de la réalité. Les analystes en perdaient le nord. Pourquoi je ne crois plus en Facebook en est un bon exemple : ce billet, dont Frédéric Cavazza assure qu'il l'a traîné comme un boulet pendant des années, résume plutôt bien les doutes largement partagés à l'époque sur l'avenir de Facebook :

  • La croissance et l’audience de Facebook sont largement surévaluées 
  • L’écosystème mis en place autour de la Facebook Platform ne tiendra pas ses promesses 
  • Les modèles publicitaires présentés récemment sont bancals
  • La concurrence avec d’autres plateformes sociales va être très rude

Difficile de se planter davantage ! Et nous savons depuis ce qu'il en est. Donc contrairement à tous les avis qui lui étaient opposés, Zuckerberg avait une vision, sa vision, de ce que Facebook serait devenu. Je suis même certain que sa vision restait bien en-deçà de ce que Facebook est réellement devenu. Google et Microsoft tournaient déjà autour de la proie (mon analyse à l'époque), mais il est certain que si Microsoft avait fait un jour l'acquisition de Facebook, Facebook ne serait jamais devenue ce qu'elle est (de même que si Microsoft avait fait un jour l'acquisition de Google, Google ne serait jamais devenue ce qu'elle est...).

Or ce qui se passe aujourd'hui est très semblable à ce qui s'est passé hier : Zuckerberg a une vision de ce que Meta devrait devenir, sa vision, qu'il est probablement le seul à avoir, hic et nunc. Et vu les antécédents, il convient de le prendre - très - au sérieux, compte tenu notamment des moyens que Zuckerberg déploie pour donner corps à cette vision. Un pari sur lequel il mise énormément (sans aucune certitude de récupérer sa mise) en vue de souligner la priorité qu'il accorde au métaverse : « une nouvelle phase d'expériences virtuelles interconnectées utilisant des technologies telles que la réalité virtuelle et la réalité augmentée », en pariant que ces technologies seront le fondement de la prochaine plateforme informatique après le smartphone...

Personnellement je ne comprends rien à cette vision, pour moi c'est de la science-fiction pure, or je n'ai jamais cru en la science-fiction, et l'avenir nous dira si Zuckerberg a vraiment pris la voie de l'inévitabilité :

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Après cette longue introduction, nécessaire, venons-en au but de ce billet, à savoir l'analyse de la dénomination sociale et du logo choisis par Zuckerberg pour accompagner ce changement. 

Spoiler : le choix du nom autant que du logo est un coup de maître ! 

Durant les dix jours qui se sont écoulés entre le scoop du rebranding et le dévoilement du nom et du logo, je n'ai cessé de penser à ce que Zuckerberg nous aurait annoncé, et indépendamment de l'annonce j'avais déjà décidé d'écrire ce billet, pour vous proposer mon analyse du nom et du logo... 

Analyse du nom 

Il n'y a pas si longtemps encore, jamais je n'avais entendu parler du "Metaverse", "Métavers" en français. Jusqu'à l'annonce de l'embauche des 10000 collaborateurs par Facebook. 

Metaverse est formé sur le même modèle qu'Universe, d'où Métavers francisé (je suis certain que je serai bien incapable d'utiliser ce terme en français), sur le calque d'univers...

Selon le Robert Historique de la Langue Française, l'étymologie d'univers est la suivante :

substantivation (v. 1530, dans Marot), d'après le latin universum, de universe monde (v. 1175), où le mot est adjectif. C'est un emprunt au latin universus qualifiant la totalité d'une chose comme telle, formant des expressions avec mundus, orbis, terra. Universus, « intégral », proprement « tourné de manière à former un ensemble », est composé de unus (→ un) et de versus, participe passé passif de vertere « tourner » (→ vers). Le substantif universum traduit le grec to holon « le tout » (→ holo-). 

C'est d'abord l'adjectif univers qui est employé en français, au sens latin d'« entier, dans sa plus grande extension », d'où en universe « en tout » (v. 1300), puis la spécialisation pour exprimer la totalité géographique, dans le monde universe (XIIIe et XIVe siècles), le monde univers (v. 1300), d'après le latin mundus universus, puis le globe univers (1531) et l'empire univers « le gouvernement de la terre entière » (1534).

Premier constat : universe s'utilisait comme tel en français, avec le sens de totalité d'une chose comme telle, entier, dans sa plus grande extension, en tout, jusqu'à l'acception d'empire univers, « le gouvernement de la terre entière » !

Quant au préfixe "Meta", je twittais hier :

Là encore, le Robert Historique de la Langue Française nous vient en aide :

Meta a probablement signifié en grec ancien « au milieu de », mais il a divergé dans de multiples directions : avec le génitif et le datif, il signifie « parmi », d'où avec le génitif « avec » et avec le datif « entre ». Par extension du sens dynamique de « pour se rendre au milieu de », il a pris celui de « vers, à la recherche de », d'où « à la suite, derrière », y compris avec une valeur temporelle.

Quant à la première acception, elle est tirée du latin du même nom, qui désignait tout objet de forme conique ou pyramidale, comme un tas de foin, ou, plus spécialement, les colonnes (généralement trois) placées aux deux extrémités d'un cirque romain, sous la forme de bornes coniques, voire d'obélisques,  qui délimitaient le mur central (spina) et autour desquelles les chars devaient tourner pour repartir dans l'autre sens. D'où la notion de but, de ligne d'arrivée. 


Au rugby, la "meta" est l'essai.

Pour l'anecdote, "meta" signifiait également bouse de vache... 

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Maintenant que nous avons fouillé un peu les différents sens de "metaverse", résumons-les tous en un ensemble unitaire : 

metaverse monde, en tout, entier, dans sa plus grande extension, mais aussi empire metaverse (gouvernement virtuel de la terre entière), au milieu de, but, ligne d'arrivée...

Je ne sais pas vous, mais je suis impressionné ! Et je le suis encore plus en associant ce qui précède au logo !

Mon analyse du logo

Dans un tweet faisant suite au premier, j'ajoutais :


Car le logo aussi vaut son pesant d'or, qui évoque le symbole de l'infini, cette espèce de 8 couché représentant une boucle sans fin !

L'infini, un sens qui s'ajoute et s'amalgame à tous ceux évoqués par le nom, mais pas que :


Cette forme suggère donc l'infini, mais aussi la forme esquissée d'une console de jeu, ou encore des lettres, le double O de FacebOOk, le M de Messenger ou d'InstagraM, et inversé le W de Whatsapp !


Génial ! Un poil hégémonique mais génial, du grand art, je suis admiratif...

*

« Nomen Omen » disaient les anciens, quand le nom devient un présage qui englobe votre destinée. Autant je me sens étranger à la vision de Zuckerberg, autant je suis bien obligé de reconnaître l'absolue cohérence de sa nouvelle image de marque, logo + nom :

Et si l'image de marque traduit fidèlement la vision de Zuckerberg, cela signifie à la fois au milieu et aux deux extrémités de l'infini, but et ligne d'arrivée, metaverse monde virtuel pour gouverner la terre entière...

Il n'y aurait plus qu'à fondre logo et nom !


Une vision ambitieuse, le moins qu'on puisse dire, l'avenir nous dira si cette fois encore Zuckerberg aura eu raison !


P.S. Et au final, je suis sûr que Meta ne sera plus reconnaissable dans le monde que par son seul logo, sans le nom, à l'instar d'Apple ou de Nike... 

P.S.2. Je ne crois pas qu'en Israël ils auront la même idée que moi ! Via Phil Jeudy.

vendredi 15 octobre 2021

Le maître américain

Finalement, le livre de Fabrizio Gatti est sorti en français cette semaine ! Aux Éditions Liana Levi, sur une traduction de Jean-Luc Defromont. Sous-titré « Le roman qu’aucun agent de la CIA n’a jamais pu écrire ». 


Pour l'instant je n'ai trouvé qu'une "critique" sur le JDD et un "article" sur Le Club de Médiapart. Dithyrambiques, certes, mais à les lire cela me semble davantage du matériel promotionnel (d'où les guillemets) pour aider à lancer le roman que la réaction de quelqu'un qui aurait lu le livre. Sans quoi il/elle aurait évoqué la mort de Brahim Bouarram, dont j'ai parlé dans le détail il y a très exactement deux ans sur ce même blog ! 

À l'époque j'avais même tweeté mon billet au RN, mais jamais personne n'a daigné réagir. Nous verrons maintenant avec la publication du « Maître américain » si quelque chose change, si la presse s'en empare, ou ... qui sait ?    

Je me permets donc de faire un copier-coller de mon billet d'octobre 2019, intitulé « Le décès de Brahim Bouarram » :

[Il y a trois jours, je n'avais encore jamais entendu parler de Brahim Bouarram. Cela pourra sembler bizarre à des français qui vivent en France, mais cette affaire remonte au 1er mai 1995, et à cette date je vivais déjà en Italie depuis 13 ans.

Or je peux vous assurer que le début des années 90 a été extrêmement mouvementé en Italie, et, par ailleurs, à cette époque Internet n'en était qu'à ses balbutiements, raisons pour lesquelles je n'étais pas vraiment au courant de ce qui se passait en France.

Mon attention était surtout accaparée par le tournant dramatique du début de la décennie 90 en Italie, avec les attentats mafieux à répétition, les assassinats politiques et l'arrivée de Berlusconi au pouvoir. Une période que je connais plus ou moins sous toutes ses coutures.

Du reste, c'est aussi le motif pour lequel j'ai acheté dès sa parution le livre de Fabrizio Gatti, intitulé "Educazione americana", parce qu'il promettait des révélations sur l'implication d'une équipe clandestine de la CIA opérant alors en Italie (et en Europe...) et sur la manière dont elle avait influencé des événements dont nous subissons aujourd'hui encore les conséquences.

D'où ma surprise en lisant le prologue, qui commence ainsi (je traduis) :
Brahim agite ses bras dans l'air comme des ailes. Il ne comprend pas ce qui s'est passé. La peur lui a coupé le souffle. Ses pieds recherchent un appui. Ses mains quelque chose à quoi s'accrocher. (...)
Brahim Bouarram a vingt-neuf ans. Il est né au Maroc. Deux enfants l'attendent à la maison. Or le fleuve emporte leur père au loin. Les eaux troubles comme les nues d'un orage l'ont pris en charge et, déjà, séparent sa vie de son corps...
Une chose totalement inattendue pour moi. J'avais déjà lu le prière d'insérer sans trop comprendre de qui et de quoi il s'agissait : « À Paris, ils jettent dans la Seine un jeune passant, Brahim Bouarram. »

"Ils", ce sont les agents clandestins de la CIA. En proie à la surprise la plus totale, je publie mon premier tweet :


En fait, la seule erreur de ce tweet, c'est d'avoir utilisé le verbe "orchestrer". Mais je n'avais pas encore lu les détails, et si je l'ai utilisé, c'est juste à cause de la phrase du prière d'insérer : « À Paris, ils jettent dans la Seine un jeune passant, Brahim Bouarram. »

Je dois placer ici un préambule, relatif à ma précision : « ...écrit selon la même technique que "Dernière sommation" de @davduf », à savoir qu'il se base sur des faits véridiques. J'avais été frappé par les explications de David Dufresne sur les raisons de son choix du "roman", qui lui a offert une certaine distance pour avoir une plus grande liberté de ton et d'écriture, pour utiliser les ressorts de la fiction afin d'expliquer ce qui s'est réellement passé.


* * *

De longue date Fabrizio Gatti est un journaliste d'investigation très connu en Italie, réputé pour son sérieux et pour la rigueur de ses enquêtes. Il a déjà publié deux livres en France, en 2008 Bilal sur la route des clandestins, ouvrage pour lequel il s'est infiltré plusieurs mois pour suivre les routes de l'immigration du continent africain vers l'Europe, et en 2014 Les routes de la mafia.

Dans le cas de Fabrizio Gatti, qui qualifie aussi son livre de "roman", celui-ci explique comment il a été contacté par sa "source" et quelle fut la genèse de son livre. Qui ne se base pas sur des faits connus mais sur un récit de "Simone Pace", un nom d'emprunt que je nommerai dès à présent Monsieur X pour les besoins de mon raisonnement. Un témoignage per relationem, donc, comme on dit en italien juridique, qui emprunte beaucoup au latin.

Par conséquent, la difficulté pour le journaliste tient à établir la fiabilité de Monsieur X et de sa parole, puisque rien de ce qu'il dit ne peut être documenté. Lorsque Fabrizio Gatti lui demande : « Est-ce que vous fournirez des preuves de ce que vous racontez ? », sa réponse est la suivante :
« Les preuves, c'est quelque chose que vous fabriquez. Les faits réels n'ont pas besoin de preuves. Je vous dirai juste la vérité. Dans toutes les opérations où les États-Unis sont impliqués, la CIA fait en sorte de ne laisser aucune preuve derrière elle. Et lorsqu'il y en a, elles sont éliminées. »
Je n'ai pas encore terminé le livre, j'en suis à la page 295 (sur 486), qui correspond à la fin du deuxième chapitre consacré à la mort de Brahim. Ce qui frappe dans toutes les pages précédentes, hors le cas de Brahim, c'est la précision des noms, des dates, des lieux... et la conclusion de tous les recoupements effectués par Fabrizio Gatti afin de vérifier l'exactitude des déclarations de Monsieur X : tout correspond !

Donc pourquoi douter de son témoignage sur les événements qui conduisent l'un des deux agents américains à pousser à l'eau Brahim Bouarram ? Mais laissez-moi vous résumer :
Il s'agit d'une opération orchestrée par la CIA sous contrôle des services secrets français qui avait comme cible Ali Belkacem afin de le retourner. Monsieur X était l'interlocuteur désigné pour convaincre Belkacem, y compris en l'achetant avec beaucoup d'argent. L'équipe américaine était composée de Monsieur X et de deux opérationnels, qu'il nomme Daniel et Adam, des ex-marines devant servir d'ange gardien au premier. Quant à l'équipe française, elle comprend un certain Monsieur Philippe, officier des services secrets responsable de la mission, Latifa et son père, Omar, un policier qui collabore depuis longtemps avec M. Philippe, ayant fait l'école de police ensemble. Ils hébergent l'équipe de la CIA à Bobigny.

Le lendemain Ali Belkacem se trouve en compagnie de Boualem Bensaïd, mais les consignes sont de ne contacter Belkacem que lorsqu'il sera seul. Monsieur X est surpris de constater qu'ils se trouvent en plein milieu d'une manifestation du FN, ce dont M. Philippe ne les a pas prévenus. Adam, Daniel et Latifa assis à une table, surveillent Belkacem et Bensaïd à la terrasse du café Voltaire, avant de les perdre ensuite dans la cohue, et de voir Belkacem prendre seul le pont du Carrousel. C'est là où le destin de Brahim Bouarram va basculer.

Une altercation aurait eu lieu entre Daniel, Adam et Brahim Bouarram, parce que ce dernier gênait leur passage. À un certain moment Brahim aurait donné un coup de pied dans le tibia à Daniel et se serait enfui. L'américain, fou de rage, l'aurait rattrapé et poussé à l'eau. Fin de l'histoire.
Vu sous cet angle, la première conclusion évidente est que jamais la mort de Brahim Bouarram au Pont du Carrousel ne fut voulue. Je crois même que dans l'esprit de Daniel, l'auteur du geste fatal, pas une seule seconde il n'a dû imaginer que sa "victime" ne savait pas nager. Brahim serait donc un "dommage collatéral", qui s'est juste trouvé au mauvais moment au mauvais endroit.

Ils découvriront ensuite les conséquences de leur acte lors d'un briefing dans l'appartement de Bobigny. M. Philippe reçoit un appel téléphonique l'avertissant que la police est au pont du Carrousel, qu'un jeune homme a été jeté à l'eau et que les témoins parlent de trois hommes aux crânes rasés vêtus de noir. M. Philippe annule immédiatement l'opération, en demandant à Latifa d'accompagner Monsieur X à la gare et aux deux américains de rentrer dare-dare dans leur pays, au cas où il y aurait eu des caméras ou quelqu'un aurait vu leur visage de près.

Au terme de son récit, Fabrizio Gatti demande à Monsieur X s'il ne s'est jamais préoccupé de savoir quelle fut la suite du décès de Brahim Bouarram. Réponse : "Non, j'étais juste un témoin."

Un témoin qui a décidé de ne pas témoigner, rétorque Gatti.

Réplique irritée de Monsieur X :
- « L’opération était coordonnée par un officier français. Monsieur Philippe était le plus élevé en grade. Nous nous trouvions en France, et c'était à lui de rendre son rapport aux autorités judiciaires.
- Mais un innocent a été tué.
- Je ne peux pas exclure que M. Philippe ait fait son devoir.
- Vous vous êtes revus ?
- Non, jamais.
- Et comment aurait-il son devoir ?
- Je l'ignore. Je ne pouvais pas poser de questions... »
Fabrizio Gatti lui montre alors une copie de trois coupures de journal, dont un article de Libération daté du 2 mai 1995. Extrait :
À midi tapante, sur le pont du Carrousel, trois hommes au crâne rasé se détachent de la masse des militants d'extrême droite et descendent rapidement vers les quais.
Il l'informe ensuite de la condamnation de Mickaël Fréminet, en obtenant juste une réaction sibylline :
« Un pauvre type. Je ne vois pas d'autre explication. Mais je ne critique pas pour autant la police judiciaire ou la magistrature. Tout début d'enquête est le moment le plus délicat. Une déclaration ou une information trompeuse peut porter l'enquête criminelle et le procès qui s'ensuit dans une direction ou dans l'autre. "Libération" avait toutefois la bonne info : trois hommes aux crânes rasés. »
M. Philippe a-t-il fait son devoir ? J'imagine que l'occasion était trop belle de faire porter le chapeau au FN ! Comme on dit en italien, oltre al danno, la beffa : non seulement Brahim Bouarram est mort pour rien, mais en plus, on s'est servi de son cadavre pour accuser des innocents (bien qu'il me soit très difficile d'associer les mots FN et innocents)... Je comprends toutefois pourquoi à l'époque Jean-Marie Le Pen dénonça une manipulation des médias et une provocation à l'égard de son parti !

victime du racisme...

* * *

Pour conclure, l'opération Ali Belkacem fut un échec total, puisque lui et Boualem Bensaïd seront impliqués dans les attentats parisiens moins de trois mois plus tard. Comme l'observe Monsieur X : « ...aujourd'hui encore, les français en paient les conséquences. Depuis lors, les terroristes n'ont plus cessé d'attaquer la France. »

Il oublie juste d'ajouter qu'un innocent est mort, un autre a été emprisonné pour un acte qu'il n'a pas commis, et leurs familles respectives ont été détruites par la douleur et l'incompréhension...

Ces nouveaux éléments seront-ils suffisants pour reprendre une enquête ayant probablement laissé derrière elle de nombreuses zones d'ombre ? L'avenir nous le dira...]

Grazie a Fabrizio Gatti per il suo lavoro coscienzioso!



mardi 21 septembre 2021

175 sonnets

2450 alexandrins (29 400 pieds), c'est le nombre de vers que représentent 175 sonnets ! En fait 184 écrits sur une trentaine d'années, mais 9 d'entre eux sont sur support papier et je n'en dispose pas à présent. 

Comment définir ce qu'est, selon moi, un sonnet ? Tentons une pirouette :

Dialogue ou charade ou cocktail, cent mesures
Douze pieds cadencés menant à petits pas
Quatorze vers où vous ne les attendez pas
Surprenant au détour des rimes, des césures

L’utopique lecteur : une larme d’humour
Deux doigts de rythme, trois soupçons de fantaisie
Un quart de technique, mon tout de poésie
En nuage de rêve, en orage d’amour

Pour dispenser une eau de vie enchanteresse
À servir frappée par ces temps de sécheresse
À boire goulûment, sans modération…

Un sonnet est un grain, un souffle qui chahute
Les pollens au gré de son inspiration
Précipitant où fertile sera la chute !

J'ai donc décidé de créer le corpus de ces sonnets - soit près de 20 000 mots - pour en faire l'analyse statistique, qui donne une image assez fidèle des arguments traités. Voici le nuage sémantique des 20 premiers termes selon leur pondération :


Un sonnet, c'est comme un métronome, qui donne le rythme aux quatorze alexandrins, dont chaque mot est à sa place, dont chaque mot a son sens.

Le sens des mots : vaste problème ! Ce sont les mots, et leur sens commun, qui nous permettent de vivre ensemble, la référence partagée sur le fondement de laquelle les gens dialoguent, le socle collectif sur lequel bâtir une société, une nation.

Mais qu'en est-il lorsque les mots sont manipulés, lorsque leur sens varie du matin au soir et du soir au matin, selon les circonstances et, surtout, les intentions cachées, le plus souvent trompeuses, de qui les prononce ?

Lorsque le sens des mots est atomisé en milliers, millions, milliards de mini-sens, même plus un sens par personne, mais un sens par personne et par instant, à tel point qu'ils finissent par ne plus vouloir rien dire...

Une atomisation contre laquelle je me suis battu toute ma vie, donc, je dois bien le reconnaître, ma bataille est un échec, cuisant...

Double bataille en tant que poète et traducteur (les deux fonctions étant intimement liées),  
« Chacun de nous a près de soi, sur sa table ou son bureau, un jeu d’invisibles, d’intellectuelles balances aux plateaux d’argent, au fléau d’or, à l’arbre de platine, à l’aiguille de diamant, capables de marquer des écarts de fractions de milligrammes, capables de peser les impondérables ! » 
comme l'indiquait joliment Valery Larbaud dans Les Balances du Traducteur (in Sous l'invocation de saint Jérôme, Paris. Gallimard, 1946).
L’intellectuelle balance

Nul mieux que le poète ne ressent les mots
Il les communique, les honore et les donne
De dix acceptions il décide la bonne
d’un trait ! le seul qui différencie les jumeaux

Pourtant il faut cent poèmes pour un vers noble
Indigne encor de la prière la plus humble
car nécessairement le vers est orgueilleux
Alors je me rabats sur le simple, le tendre

écoutant la nature sans jamais l’entendre
Ma poésie nichée dans le creux de la main
écrie ma sensibilité écorchée vive

combat ceux qui nomment le faux vrai, le mal bien
Sensibilité sentiment, même racine
L’impact de ces mots que l’on parle me fascine !

Les connaisseurs l'auront compris, le sonnet qui précède ne respecte pas les règles formelles de composition d'un sonnet, notamment au niveau des rimes.

Selon la tradition, un sonnet est un « [p]oème de 14 vers, composé de 2 quatrains aux rimes embrassées, suivis de 2 tercets dont les 2 premières rimes sont identiques tandis que les 4 dernières sont embrassées (sonnet italien) ou croisées (sonnet français) ».

Exemple de sonnet français :

La Voie lactée

Je m’en irai donc, seul, un pied près de mon cœur
Lançant l’autre dans une céleste marelle
Sautant de case en case et d’étoile en étoile
Poète somnambule en quête du bonheur

Pèlerin de l’univers franchissant par bonds
Les cieux dans la chevelure ailée des comètes
Courant après la folle errance des planètes
Et portant leur traîne aux reines des vagabonds

Oui ! pour toujours allant ma route de bohème
Semant dans le grand champ lacté là un poème
Ici un pleur ou deux, là une pluie de mots

J’écouterai parfois, assis sous la grande arche
Chemineau blessé ôtant ses lourds croquenots
Lentement s’avancer « la douce nuit qui marche »…
Exemple de sonnet italien :

Bourrasque

Ô Mer, Baptistère de la Création
Tu terrifies parfois, Déchaînée, Indomptable
Tu submerges qui te caresse, Impitoyable
Incapable de la moindre compassion

Un jour pourtant, frêle esquif dans ta Véhémence
Et ton courant traître - Océan ensorceleur -
Tu me rendis à la terre et à sa chaleur
Faisant preuve ainsi d’une inattendue clémence…

Ô Mer meurtrière, tant de cœurs douloureux
Ont versé tant de pleurs sur tes fols amoureux
Malgré cela, furieux Élément liquide

Ton Énergie m’aimante, et je te veux, fougueux
Fasciné par ta Force et ton Flux vigoureux
Ils envoûtent mon âme, émue mais intrépide
La plupart de mes sonnets sont des sonnets français, toutefois il est parfois bon de s'affranchir des règles (ainsi que de la ponctuation, qui ne sert plus lorsque le rythme est donné par la succession des mots et des vers) :

Hugo intime à mon cœur

Au ciel et au soleil où est la poésie
dans l’azur et le feu la calme frénésie
l’espérance ardente... Oui ! encor et toujours
effacer la grisaille au tableau noir des jours

chausser aux douze pieds les bottes de sept lieues
pour envoler le rêve aux immensités bleues
Car quand le vers édicte un moule trop étroit
ou la rime au rythme, rien ne sert d’être adroit

Il faut briser le joug ! accepter d’être un cancre
ouvrir sa veine aux pleins chants des cœurs et des mers
cesser d’emboire sa plume dans un sang d’encre

et jouer la danse de l’aigle dans les airs
Le poëte enfin salue l’aïeul, déférent,
car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand !

Ainsi, je peux avoir un sonnet tout en rimes masculines :

Réveil

Quelle femme verra dans mes yeux la douceur ?
Au goût l’amertume qu’y laissent les amours
Allées (Une jeune fille a voulu mon corps
Mais s’est enfuie lorsque j’ai mis à nu mon cœur

Son visage et son nom disparus dans la nuit
Que reste-t-il de la fille qui m’a séduit ?
Un animal blessé qui ne sait pas soigner
Sa douleur et sa plaie qui n’a plus qu’à saigner

Et son sang et ses pleurs, versés dans un grand cri).
Éternel ingénu d’une chimère épris
Je rouvre les yeux comme on sort d’un cauchemar

Pour découvrir le vide où je voyais l’amour
La femme de mes jours - fugace vision -
Pure et idéale, se nomme ... Illusion

ou le composer en alignant des distyques :

Vœux

J’envisage demain et je reste sans force
Mais la sève encore afflue sous ma rude écorce
Je lutterai sans relâche, obstiné, têtu...
Je me sens comme un chien abandonné, battu

Dont la clameur ambiante étouffe la plainte
Qui ne réussit plus à observer sans crainte
Les hommes d’aujourd’hui, leur monde sans chaleur
(Qu’ils ne croient pourtant pas que ma peur est la leur !...)

Comme qui n’en peut plus d’avoir souffert longtemps
Comme un hère épuisé allant la tête vide
Le cœur bouleversé mais toujours palpitant

Promenant autour de lui un regard lucide
Altérant le désir d’être aimé et d’aimer
L’Inconnue qui me réapprendra à chanter...
Et ainsi de suite... Lorsque vous écrivez 184 sonnets (pour l'instant, car j'en composerai sûrement d'autres), il faut varier, changer les dosages, l'alternance des rimes (féminines, masculines), échapper aux règles au gré des humeurs, des inspirations ! Inspirer, expirer, respirer, sous peine d'infinie monotonie...

En créant ce corpus, je me suis demandé quel était le plus beau, mais je n'arrive pas à trancher. Il y en a de nombreux que je trouve très beaux, modestement parlant, que ce soit ceux sur les métiers (Du Travail) ou ceux de L'Île, dont le premier, qui introduit le recueil :
Jaillissement

Naisse… de la terre et l’eau la vie, la sculpture
La première gicle des doigts du Créateur
Qui d’un bloc de glaise plasme un corps et un cœur
Soufflant à travers l’homme une âme à la nature

La seconde jaillit de la main du sculpteur
Qui incarne le désir à la pierre dure
Insufflant toute son âme à sa créature
– La force d’un esprit dépend de la hauteur

À laquelle il puise sa source : Michel-Ange
Voyant un jour la fantasmagorie étrange
Des nues moutonnantes déployées par le vent

La puissance inspirée de son génie fébrile
Lui fit peindre au ciel la création d’Adam
Puis il prit un nuage et y sculpta… une île !
Il peut également sembler anachronique d'écrire encore des sonnets au XXIe siècle, sauf pour quelqu'un comme moi, qui a sa langue pour patrie :
L’Air du temps

Pourquoi m’entêter à composer des poèmes
À l’heure où l’art croupit au fond d’un débarras
Où trop de créateurs fort satisfaits d’eux-mêmes
N’ont pour seul objectif que l’œil des caméras ?

Pourquoi rimer encor sur les pas de Racine
Des vers de Hugo, des sonnets de Heredia
Des odes de Musset, Vigny ou Lamartine
À l’âge virtuel et l’ère hypermédia ?

Car la langue est forêt ! pleine de folles herbes
Où les jeunes plants poussent au flanc des vieux arbres
Dont ils tirent leur sève et puisent leurs substrats

Avant d’épanouir, de croître et, autonomes
De séduire enfin les plus subtils odorats
Par les notes de cœur de leurs riches arômes…
En fait, lorsque s'épousent le fond et la forme pour accoucher du sens, quoi de plus moderne ?

Allez, un dernier pour la route :
L’Enfant

Rêve ou réalité, je vois mes grands-parents
Me raconter de jolies et tendres histoires
Leurs amours leurs départs leurs échecs leurs victoires
Les idéaux jamais perdus de leurs vingt ans

Avec dans leur cœur une très grande sagesse
Et des mots plein les yeux, des rayons plein la voix
Je me souviens si fort que j’étais - je le crois -
Sous l’immense pouvoir de l’immense tendresse

De mes aïeuls Le Ray, de mes aïeuls Durand
Ils accompagneront toute sa vie durant
De leur invisible et chaleureuse présence

Leur petit-fils qui porte sur son front le sceau
Indélébile et doux, de leur céleste absence
Du loin de leur tombe, penchée sur son berceau !
Un sonnet qui n'est qu'un rêve, puisqu'en réalité je n'ai connu aucun de mes 4 grands-parents...
Par contre, allez comprendre, dans les années 60, je me souviens avoir rendu visite, avec ma mère, à mon arrière-grand-père maternel, dont le portrait orne fièrement un mur de mon appart en France !


La photo n'est pas de qualité, mais pour l'instant je n'ai rien d'autre sous la main. Je la remplacerai le moment venu...


mercredi 1 septembre 2021

Histoire de la traduction automatique à base de règles

20 anni prima della pubblicazione di Translation, il memorandum di Warren Weaver (nel 1949), e 25 anni prima dell'esperimento Georgetown-IBM di traduzione automatica a base di regole (nel 1954)!

Cette étude fut présentée au mois de décembre 1929...
20 ans avant la publication de Translation, le mémorandum de Warren Weaver (en 1949), et 25 ans avant l'expérience de Georgetown-IBM sur la première traduction automatique à base de règles (en 1954) !

This study was presented in December 1929...
20 years before the publication of Translation, the Warren Weaver memorandum (1949), and 25 years before the Georgetown-IBM rule-based machine translation experiment (1954)!

*

Il y a toujours eu, à toutes les époques, des femmes et des hommes en avance sur leur temps. Tellement en avance que leurs contemporain(e)s les ont totalement ignoré(e)s, et parfois même leur postérité. C'est le cas de Federico Pucci, bien que je ne désespère pas que son rôle de précurseur de la traduction automatique soit finalement reconnu d'ici au centenaire de sa publication phare (1931) : Il traduttore meccanico ed il metodo per corrispondersi fra Europei conoscendo ciascuno solo la propria lingua : Parte I (Traduzioni dalla lingua estera).


Soit « Le traducteur mécanique et la méthode pour correspondre entre européens, chacun en connaissant uniquement sa propre langue », 1e partie (Traductions à partir de la langue étrangère). Publié durant la neuvième année de l'ère fasciste (!), c'est l'ouvrage le plus complet, 68 pages de descriptions, dans lequel il nous dit que son étude fut présentée pour la première fois en décembre 1929, (soit vingt ans avant la publication de Translation le 15 juillet 1949, le mémorandum de Warren Weaver universellement considéré comme le tout-début de la réflexion sur la traduction automatique), et développée ensuite dans une dizaine de livres dédiés (ceux dont j’ai connaissance, ce qui n’exclut pas qu’il ait pu en écrire d’autres, encore à trouver…), rédigés pendant près de 30 ans.

Dans son ouvrage intitulé Babel 2.0 - Où va la traduction automatique ? (Odile Jacob, 2019), Thierry Poibeau nous dit ceci: Pour les aspects historiques, on consultera le site Web extrêmement complet de John Hutchins (http://www.hutchinsweb.me.uk/). Et d'ajouter : Les aspects historiques [de la traduction automatique] sont très bien documentés grâce au travail extrêmement minutieux et complet de John Hutchins. Il nous cite d'ailleurs trois livres de référence :

  • John Hutchins, Machine Translation : Past, Present, Future, Ellis Horwood (Ellis Horwood Series in Computers and their Applications), 1986.
  • John Hutchins et Harold L. Somers, An Introduction to Machine Translation, Academic Press, 1992.
  • John Hutchins, Early Years in Machine Translation : Memoirs and Biographies of Pioneers, John Benjamins, 2000.

Donc, concernant John Hutchins, décédé en janvier de cette année, son site n'est plus en ligne (si ce n'est cette version d'archive), ce qui est fort dommage car c'était une véritable mine d'informations sur la TA (Si les livres et documents de John Hutchins ne sont plus disponibles aujourd'hui, j'en tiens une copie à disposition de celles et ceux qui souhaiteraient approfondir cette histoire). C'est aussi grâce à lui que j'ai découvert l'existence de Federico Pucci, comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer :
S’il est un chercheur qui fait autorité dans l’histoire de la traduction automatique, c’est bien John Hutchins, dont l’article « Machine Translation: History », publié en 2006 dans l’Encyclopedia of Language & Linguistics, Second Edition, Éd. Elsevier, commence par le chapitre « Precursors and Pioneers, 1933–1954 » ; en voici le début (1) :
Although we might trace the origins of ideas related to machine translation (MT) to 17th-century speculations about universal languages and mechanical dictionaries, it was not until the 20th century that the first practical suggestions could be made, in 1933 with two patents issued in France and Russia to Georges Artsrouni and Petr Trojanskij, respectively. Artsrouni’s patent was for a general-purpose machine that could also function as a mechanical multilingual dictionary. Trojanskij’s patent, also basically for a mechanical dictionary, went further with detailed proposals for coding and interpreting grammatical functions using ‘universal’ (Esperanto-based) symbols in a multilingual translation device. 
Il y est donc clairement établi que les précurseurs/pionniers de la TA sont Georges Artsrouni et Petr Trojanskij, et l’année de référence est 1933. Une assertion unanimement reconnue et, à ma connaissance, jamais remise en question par qui que ce soit.

Pourtant, dans des documents antérieurs, rédigés par ce même John Hutchins, celui-ci mentionne par deux fois un certain Federico Pucci, de Salerne. La première fois en 1997, dans un document intitulé « First Steps In Mechanical Translation » (2) :
In August 1949, the New York Times reported from Salerno that an Italian named Federico Pucci, had invented a machine to translate, saying that it would be exhibited at a Paris Fair; but no more was to be heard of it. 
Puis, dans une mise à jour datée de 2005 (3):
On 26 August 1949, the New York Times reported (page 9) from Salerno:  Federico Pucci announced today that he had invented a machine that could translate copy from any language into any other language. He said that the machine was electrically operated, but refused to disclose details. He said that he would enter it in the Paris International Fair of Inventions next month.   
It is uncertain whether Pucci had any knowledge of Huskey’s proposals, and it seems most unlikely he knew about Weaver's memorandum or the British experiments. In any event, there is no trace of any demonstration at the Paris fair; and nothing more is known about Pucci 
Soit une dizaine de lignes en tout, mais qui donnent le départ d’une extraordinaire découverte, doublée d’une formidable aventure humaine : celles de Federico Puccidont nul n’avait jamais connu rien d’autre que ces quelques mots, jusqu’à ce qu’une irréfrénable curiosité ne me pousse à en savoir davantage…
En fait, dans le premier document où il mentionne Pucci, John Hutchins cite également le passage d'une lettre de Descartes au père Marin Mersenne, datée du 20 novembre 1629, qui préfigure selon lui la manière dont pourrait fonctionner un dictionnaire « mécanique » interlangue (je modernise l'orthographe) :
Toute l’utilité donc que je voie qui peut réussir de cette invention, c’est pour l’écriture : à savoir, qu’il fit imprimer un gros Dictionnaire en toutes les langues auxquelles il voudrait être entendu, et mit des caractères communs pour chaque mot primitif, qui répondissent au sens, et non pas aux syllabes, comme un même caractère pour aymer, amare, et ϕιλειν ; et ceux qui auraient ce Dictionnaire, et sauraient sa Grammaire, pourraient en cherchant tous ces caractères l’un après l’autre interpréter en leur langue ce qui serait écrit...

En somme, les bases de la méthode inventée par Pucci trois siècles plus tard !

La « préhistoire » de la T.A. est donc essentiellement marquée par deux noms : René Descartes et Gottfried Wilhelm Leibniz, qui en jettent certaines bases conceptuelles.

Selon John Hutchins et Harold L. Somers, Descartes et Leibniz envisageaient à cette époque de créer des dictionnaires mécaniques en utilisant des codes numériques universels (« Both Descartes and Leibniz speculated on the creation of dictionaries based on universal numerical codes », in An introduction to machine translation).

Descartes nous en dit plus sur l’invention de la langue universelle dans sa correspondance :

Pour être vraiment telle, une langue doit naître de la « vraie » philosophie et donc procéder d’une réforme qui transpose dans les pensées le même ordre simple et naturel qui existe entre les nombres. Les pensées deviendraient alors claires et simples et il serait « presque impossible » de se tromper. Le premier pas à accomplir, précise Descartes, n’est pas d’inventer les mots primitifs et les caractères de la langue universelle, ni de garantir des temps rapides d’apprentissage, mais d’établir « un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l’esprit humain, de même qu’il y en a un naturellement établi entre les nombres ». On pourrait alors inventer des « mots » et les ordonner comme on ordonne les langages inventés pour représenter les nombres et comme on apprend « en un jour à nommer tous les nombres jusqu’à l’infini, et à les écrire en une langue inconnue, qui sont toutefois une infinité de mots différents », et « faire le même de tous les autres mots nécessaires pour exprimer toutes les autres choses qui tombent en l’esprit des hommes ». Ainsi naîtrait une vraie langue universelle, puisque telle est la langue capable de représenter les pensées ordonnées dans l’esprit de l’homme, les idées simples. Une telle langue s’affirmerait « bientôt parmi le monde » et beaucoup seraient disposés à employer « cinq ou six jours de temps pour se pouvoir faire entendre par tous les hommes ».
La langue universelle ne peut donc naître qu’après avoir ordonné, distingué et énuméré les pensées des hommes de façon à les rendre claires et simples. C’est là « le plus grand secret qu’on puisse avoir pour acquérir la bonne science ». Reposant sur la connaissance des « idées simples », une telle langue deviendrait facile à apprendre, à prononcer et à écrire : « Et si quelqu’un avait bien expliqué quelles sont les idées simples qui sont en l’imagination des hommes, desquelles se compose tout ce qu’ils pensent, et que cela fût reçu par tout le monde, j’oserais espérer ensuite une langue universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à écrire, et ce qui est le principal, qui aiderait au jugement lui représentant si distinctement toutes choses, qu’il lui serait presque impossible de se tromper ».
Une langue universelle est donc une langue des pensées ordonnées, mais aussi des pensées claires et simples. Les mots dont les hommes disposent ne possèdent, au contraire, que des significations confuses, ce qui explique pourquoi on n’entend presque rien parfaitement.
Source : Lettre au père Marin Mersenne du 20 novembre 1629, B 24, p. 92-97. « La lettre a été étudiée, dans la littérature critique cartésienne, surtout par rapport au projet de langue artificielle, en y voyant même parfois un antécédent de la caractéristique universelle de Leibniz… »
in DESCARTES : TRADUCTION, VÉRITÉ ET LANGUE UNIVERSELLE
Giulia Belgioioso (Université de Lecce)

*

J'ai contacté John Hutchins par deux fois, en avril 2018 et en mars 2019, pour lui exposer la suite de “and nothing more is known about Pucci...”, sans aucune réponse de sa part. J'espère toutefois qu'il aura lu mes articles dont je lui fournissais les liens.

Car, de fait, la découverte de Federico Pucci remet totalement en question l'histoire de la traduction automatique, et notamment celle de la première méthode (utilisée pendant un demi-siècle de façon pratiquement exclusive) à base de règles : sigle RBMT (pour Rule-Based Machine Translation), dont la "première" démonstration de l’histoire est connue dans ses moindres détails : date, lieu, équipe, langues, déroulement, etc., comme je l'ai expliqué ici :

En fait, une anecdote plus qu’une véritable démonstration scientifique : nous sommes le 7 janvier 1954, à New York, au siège d’IBM, l’équipe est une collaboration entre la Georgetown University (M. Paul Garvin pour la partie linguistique) et IBM (M. Peter Sheridan pour la partie programmation), la paire de langues est le russe et l’anglais, un lexique de 250 mots choisis avec soin, quelques dizaines de phrases, 6 règles !

Le lendemain, IBM annonce dans un communiqué de presse :
And the giant computer, within a few seconds, turned the sentences into easily readable English. 
Ce même communiqué mentionnait cette phrase du professeur Leon Dostert, de l'Université de Georgetown, selon lequel, en l’espace de quelques années la traduction automatique aurait pu devenir réalité :
Doctor Dostert predicted that “five, perhaps three years hence, interlingual meaning conversion by electronic process in important functional areas of several languages may well be an accomplished fact.” 
Ainsi Federico Pucci avait anticipé d'un bon quart de siècle l’expérience de Georgetown-IBM, puisqu'il présenta pour la première fois sa méthode à Salerne, inventée de A à Z, en décembre 1929 !

*

Depuis quatre ans (premier billet : mars 2017) que j'ai dévoilé - et documenté en trois langues - l'expérience de Pucci dans ses moindres détails, jamais aucun chercheur / spécialiste / universitaire impliqué dans la traduction automatique n'a relayé cette antériorité absolue de Federico Pucci et sa qualité de précurseur ! Jamais personne (à part moi) n'a daigné reprendre et interroger l'histoire de la TA pour y intégrer Pucci à la première place, alors qu'il a conçu il y a 90 ans la portée de la TA telle qu'on la connaît à présent dans la vie de tous les jours : accessible et abordable à toutes et à tous (il n'aurait quand même pas pu arriver à en imaginer la gratuité !), contrairement aux autres précurseurs qui n'ont fabriqué que d'énormes machines très compliquées depuis longtemps passées aux oubliettes de l'histoire.

À l'opposé, la modernité de son livre a consigné noir sur blanc à l'histoire les deux premiers exemples de textes traduits "mécaniquement", l'un de l'italien au français, et l'autre du français à l'italien !

Or, là encore, jamais aucun chercheur / spécialiste / universitaire impliqué dans la traduction automatique n'a daigné étudié la méthode inventée par Pucci : inconnu de son vivant, et encore totalement snobé près d'un cinquantenaire après sa mort. 

Une cruelle injustice dont j'espère qu'elle sera réparée avant le centenaire de la publication de « Le traducteur mécanique et la méthode pour correspondre entre européens, chacun en connaissant uniquement sa propre langue ». Ce sera dans dix ans, en 2031, ça nous laisse encore de la marge...



P.S. Juste pour la précision, voici la décennie des années 30 de mon histoire actualisée de la traduction automatique (2017) :

2. Années 30 du XXe siècle : les précurseurs 

Passons maintenant du début des années 30 au Web, c’est-à-dire du premier « traducteur mécanique » de Federico Pucci à la moderne « traduction automatique neuronale » (voir ici une comparaison...) :

1929 (décembre) : Federico Pucci présente pour la première fois à Salerne son étude sur le "traducteur mécanique".

1930 [mise à jour] : présentation à l'Exposition Nationale de Bolzano, section littéraire, du dispositif "traducteur mécanique" de Federico Pucci, primé avec une médaille d'argent.

1931 : Federico Pucci publie à Salerne la partie I de ce qui est vraisemblablement le premier ouvrage jamais publié sur un dispositif de "traduction mécanique" : « Le traducteur mécanique et la méthode pour correspondre entre européens, chacun en connaissant uniquement sa propre langue ». 


1932 : construction probable d’une première machine à traduire de Georges Artsrouni, détruite par la suite, aucun document la concernant n'ayant été conservé, si ce n’est une photographie ne permettant pas d'en donner une description. (Source)

1932 : Warren Weaver devient directeur de la Fondation Rockfeller

1933 : dépôt du brevet et présentation aux autorités soviétiques de la machine de Petr Petrovič Smirnov-Trojanskij, sans doute restée à l'état de plans et de description. (Source)


1933-1935 : construction du « cerveau mécanique » de Georges Artsrouni :


1935 : présentation du « traducteur mécanique » de Federico Pucci au Concours d'inventions ouvert dans le cadre de la Foire de Paris (ou plutôt de sa "méthode à traduire les langues sans les connaître", primée par une médaille d'argent)

1937 : Georges Artsrouni présente quelques machines à l'Exposition Nationale de Paris, dont le principe fut couronné d'un diplôme de Grand Prix pour la mécanographie, selon l'inventeur lui-même.

1939-1945 : Deuxième Guerre mondiale...

vendredi 6 août 2021

Emmanuel Macron et la dialectique éristique

Nous allons voir si les pamphlets ont encore droit de cité en 2021 !

Hier j'ai eu le malheur de lire une soi-disant interview gracieusement accordée par notre monarque présidentiel au servile Bruno Jeudy, publiée dans Paris-Match ! Je dis "soi-disant" car une vraie interview supposerait un vrai journaliste, posant de vraies questions, à un véritable interlocuteur. Or rien de tout cela dans ce papier dithyrambique à vomir, où le propagandiste sert la soupe au puissant du moment, en s'asseyant allègrement sur la déontologie d'une profession de plus en plus malmenée.

Une phrase attribuée à notre carabistouilleur en chef m'a particulièrement mis dans une colère noire : « ...c’est grave, car les mots ont un sens. » Vous me direz, rien que de très banal, je vous répondrai, certes, mais absolument insupportable dans la bouche de celui qui la prononce !

Ce n'est pas la première fois que je réagis à ce genre de propos, il y a 15 ans, déjà (billet qui n'a pas pris une ride), c'était une une phrase de Berlusconi : « Le Président du Conseil, par définition, ne peut pas mentir » !!!

Même acabit. Du reste Berlusconi et Macron (Trump idem, et bien d'autres...) partagent la caractéristique bizarre d'être des mensonges vivants, enfermés dans leur délire pathologique de toute-puissance, où ce n'est jamais eux qui mentent, mais les gens et le monde autour d'eux. Eux ont toujours raison, même si, pour ce faire, ils doivent manipuler les mots 24/7/365, selon les besoins de l'instant. Leurs mots ont le sens qu'ils leur donnent en les prononçant. Raison pour laquelle ils peuvent changer de sens plusieurs fois par jour, par semaine, par mois, par année. Les autres ne peuvent qu'avoir tort !

Ainsi, dans le "papier" de Paris-Match, Manu ne déroge pas à la règle et s'en donne à cœur joie en tapant sur celles et ceux qui manifestent ces jours-ci : « Quelques dizaines de milliers de citoyens en perte de sens telle qu’ils peuvent dire qu’on vit en dictature (...) Leur attitude est une menace pour la démocratie. Ils confondent tout. (...) ils créent un désordre permanent, parce qu’ils contestent l’existence de l’ordre républicain, mais je ne céderai en rien. »

C'est sa marotte, ça : je ne lâcherai rien, je ne céderai rien... Nous n'en doutons pas ! Il faut lire le texte de Patrick Manoukian pour mieux comprendre

J'imagine qu'en 2021 tout politique qui se respecte se doit aussi d'être un bon menteur, un comédien. Ça me rappelle une repartie de Jeffrey Pelt dans À la poursuite d'Octobre Rouge : « Je suis un politicien. Ce qui implique que je triche, que j'exagère, et si d'une main je caresse les enfants, de l'autre je leur vole leurs bonbons. » Ou celle de Coluche sur les technocrates : « Si on leur donnait le Sahara, dans 5 ans, faudrait qu'ils achètent du sable ailleurs. »

Pour autant, essayez de prendre Macron au dépourvu sur ses mensonges, c'est pas gagné, il est très habile pour retomber sur ses pattes ! Avouons aussi qu'avec les non-questions des clones du Sieur Jeudy, ça aide !

Il faut que ce soit d'autres qui interpellent Macron, comme lors du fantomatique grand débat, où une participante lui demande de s'exprimer sur les "blessures" infligées aux Gilets jaunes, et où sa réponse est impensable : « Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. »

Et personne pour lui répondre qu'en guise de "blessures" ce sont des mutilations terribles qui ont définitivement foutu en l'air la vie de gens qui ne manifestaient que pour obtenir davantage de dignité et de reconnaissance, et qu'il en est directement responsable. Et personne pour lui répondre que puisque “répression” et “violences policières” il y a, cela signifie que la France n'est plus un État de droit. Et personne pour lui rappeler que dès 2014 le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe dénonçait les “violences policières” comme une menace grave pour l’État de droit...

Le roitelet a vraiment la vie trop facile. Dans son manifeste de marketing électoral pompeusement intitulé « Révolution », il est étrange que Macron ne cite pas Schopenhauer et son Art d'avoir toujours raison, vu qu'il est passé maître lorsqu'il s'agit d'en appliquer les 38 stratagèmes, lui qui personnifie avec brio l'évidence laconiquement indiquée par Daniel Auteuil à Camélia Jordana dans Le Brio : « Ce qui compte, c'est d'avoir raison. La vérité, on s'en fout. »

Rappelez-vous l'affaire Benalla, lorsque Macron trépigne dans son antre élyséen : « Le seul responsable, c'est moi, qu'ils viennent me chercher. », scandé avec autant plus d'assurance qu'il sait que c'est impossible ! On l'a vu le jour où les Gilets Jaunes s'étaient rapprochés de l'Élysée et où il était déjà prêt à descendre dans son bunker en proie à la panique ! D'ailleurs c'est souvent une constante : plus les roquets aboient fort plus ils ont peur.  

Donc, en 2021, il est parfaitement "normal" d'avoir raison en mentant, d'autant plus que cette normalité mensongère est relayée et martelée avec l'efficacité d'une propagande nazie dans tous les médias dominants, qui vous diraient volontiers, non pas « la révolution macronarde n'est pas un échec, c'est que ça n'a pas marché », mais « la révolution macronarde est une incroyable réussite ! »

Non ! Pour reprendre la fin de mon dernier billet :

La « Révolution » de Macron n'est pas un échec, elle n'a jamais existé ! Annoncée et promise, mais avortée avant d'avoir vu le jour. Mort-née. Lorsque Macron nous dit : « Je suis un démocrate français », c'est faux ! Lorsque Macron dit des français : « Il faut leur reparler de leur vie. Donner du sens, une vision. », c'est faux ! Pas une seule fois il ne s'est préoccupé d'assumer ses propos, bien qu'il affirme le contraire : j'assume toujours ce que je dis et ce que je fais. C'est d'autant plus facile qu'il se fout totalement des conséquences de ses mots et de ses actes. Lui se contente de dire, de faire. Que le peuple se démerde avec ça !

J'ai un profond dégoût pour les menteurs. J'ai un profond dégoût pour les bonimenteurs. J'ai un profond dégoût pour Emmanuel Macron. 

Réélire Macron en 2022 serait impardonnable : si l'erreur est humaine, persévérer dans son erreur est diabolique, disaient les latins. Nous verrons ce qu'en disent les français l'année prochaine, dans un peu plus de 9 mois : encore un long travail, espérons que ce sera un avortement...

Je suis confiant qu'un jour la vérité finira par rattraper Emmanuel Macron.



lundi 26 juillet 2021

La révolution avortée d'Emmanuel Macron

Suite : Emmanuel Macron et la dialectique éristique

*

En novembre 2016, quelques mois après avoir lancé à Amiens, sa ville natale, un mouvement à ses initiales, En Marche !, Emmanuel Macron publie « Révolution », sous-titré « C'est notre combat pour la France », dans lequel il déclare - dès l'introduction - sa candidature à l’élection présidentielle (trois phrases, trois fois Je...) : 

Car je n’ai pas d’autre désir que d’être utile à mon pays. C’est pourquoi j’ai décidé de me porter candidat à l’élection du président de la République française. Je mesure l’exigence de la charge... 

Son livre, censé poser les fondements d’une nouvelle société, est une longue énumération de recettes et de grands principes, tellement généraux que, le plus souvent, il est difficile de ne pas être d'accord. Il se décline en 16 chapitres :

  1. Ce que je suis
  2. Ce que je crois
  3. Ce que nous sommes
  4. La grande transformation
  5. La France que nous voulons
  6. Investir dans notre avenir
  7. Produire en France et sauver la planète
  8. Éduquer tous nos enfants
  9. Pouvoir vivre de son travail
  10. Faire plus pour ceux qui ont moins
  11. Réconcilier les France
  12. Vouloir la France
  13. Protéger les Français
  14. Maîtriser notre destin
  15. Refonder l’Europe
  16. Rendre le pouvoir à ceux qui font
durant lesquels Macron se démarque constamment de la droite et de la gauche, selon un modèle un peu simpliste, mais probablement efficace : il oppose systématiquement les clivages droite-gauche en précisant que les deux ont tort, et se déclare favorable à une voie "alternative", une troisième voie, la sienne (sous-entendu, c'est moi qui ai raison). Très habile :
Je ne me résous pas à être enfermé dans des clivages d’un autre temps. On a voulu caricaturer ma volonté de dépasser l’opposition entre la gauche et la droite : à gauche en dénonçant une trahison libérale, à droite en me dépeignant comme un faux nez de la gauche. (…) Je récuse ces deux approches…
Toutefois, ce qui m'a interpellé dès le début, c'est la progression des chapitres, et notamment le 1 (Ce que je suis) et le 3 (Ce que nous sommes). Car en toute logique, le 1 devrait être inclus dans le 3, le Nous englobant le Je. 

Certes, la prééminence du Je n'est pas nouvelle en politique (voir mes billets sur les discours de Sarkozy), mais l'analyse statistique du livre de Macron, en extrayant les 20 mots les plus représentatifs de « Révolution » (sur un total d'environ 60 mille mots), fournit un nuage sémantique plutôt explicite :


À des fins de clarté, voici la liste correspondante et le nombre d'occurrences de chaque terme :


Donc il est clair que le centre du livre n'est ni la France, ni la nation, ni la république, ni le pays, mais Macron lui-même, et que lorsqu'il sous-titre « C'est notre combat pour la France », il exclut le « Je » Macron du « Nous » français (bien qu'il ne le dise pas manifestement). Sans quoi l'ordre naturel des chapitres aurait dû être « 1. Ce que nous sommes », avec éventuellement les sous-divisions « 1a. Ce que je suis » et « 1b. Ce que vous êtes », car prière de ne pas mélanger les torchons et les serviettes !

Évitons les postures faux-cul, la liste est trop longue. Juste à titre d'exemple :
  • Car les Français, eux, ont une volonté, souvent négligée par leurs gouvernants. C’est cette volonté que je veux servir. Car je n’ai pas d’autre désir que d’être utile à mon pays.
  • C’est à mon pays seul que va mon allégeance, non à un parti, à une fonction ou à un homme. Je n’ai accepté les fonctions que j’ai eues que parce qu’elles me permettaient de servir mon pays.
  • Ma conception de l’action publique (...) est celle de l’engagement partagé, fondé sur le service. Rien d’autre ne compte à mes yeux...
  • Le travail du politique, tout spécialement de l’État, ne consiste pas à dire à la nation quoi faire ou à la soumettre. Il consiste à la servir.
Que c'est beau ! Et combien de sacrifices personnels cela sous-entend-il ? Le service, une haute exigence de Macron candidat. Or à présent, après plus de trois ans de sa présidence, les français ont pu se faire une idée de la façon dont Macron sert le pays, et des résultats obtenus ! Non, Macron ne sert pas la France, Macron sert Macron. Charité bien ordonnée commence par soi-même...

Mais descendons davantage dans les détails, en me basant sur les exemples concrets de l'hôpital et de l'éducation, deux secteurs particulièrement mis à mal par Macron et les ministres serviles de ses gouvernements successifs. Chose d'autant plus étonnante qu'il en a une connaissance directe, voire une familiarité !

Comme il le dit lui-même : « Nous avons plus que jamais besoin d’investir dans l’école, la santé ou la transition énergétique – pour ne citer qu’eux. »

1. L'hôpital
Je suis né ... dans une famille de médecins hospitaliers. (...) L’histoire de ma famille est celle d’une ascension républicaine dans la province française... Mes parents, et aujourd’hui mon frère et ma sœur, sont ainsi devenus médecins. Je suis le seul à n’avoir pas emprunté ce chemin.
Nous en sommes vraiment désolés, mais bon. 

Diagnostic :
Faire plus pour ceux qui ont moins et, ce faisant, protéger les plus faibles, c’est aussi mieux prévenir la maladie. Car là aussi se jouent de profondes injustices. Nous nous targuons souvent d’avoir le meilleur système de soins au monde. La réalité, pourtant, est plus nuancée. Si nous avons des chercheurs, des hôpitaux, des professionnels de santé parmi les meilleurs au monde, la santé en France n’est pas aussi performante qu’on le croit et se révèle, surtout, profondément inégalitaire. Nous ignorons souvent que la France enregistre des résultats médiocres pour toutes les pathologies qui requièrent de la prévention – cancers, cirrhoses… et que les premières victimes de ces maladies proviennent des milieux défavorisés. (...) Face à cela, je ne pense pas que la solution consiste à opposer l’hôpital à ce qu’on appelle la médecine de ville. Au contraire, partout où cela est possible, il convient de favoriser leur complémentarité et leurs partenariats.
Et de poursuivre :
Ensuite, je maintiendrai un haut niveau de solidarité pour les dépenses de santé. Nous devons avancer de façon intelligente. Pas en procédant à de petits ajustements annuels pour rester dans les clous ! Il faut penser la réforme non pas par année, comme nous y incite la manière dont est actuellement financé notre système de soins, mais sur plusieurs années. C’est le seul moyen d’engager des réformes de fond et de transformer notre système sur le long terme ! C’est à cette condition que nous pourrons entreprendre la nécessaire refondation de l’hôpital public. Depuis plusieurs années, il traverse une crise de moyens, de productivité et de sens à laquelle nous ne pouvons rester sourds. Nous devons décloisonner les pratiques et les organisations. La transformation de notre système de santé ne peut pas être gérée uniquement par l’État central. Une nouvelle fois, je suis convaincu qu’il faut donner plus d’autonomie aux acteurs locaux de santé, et notamment aux acteurs régionaux. Ce sont eux qui connaissent le mieux les besoins d’un territoire, les singularités d’une population. (...) Le changement ne sera pas dicté d’en haut. Il sera porté par le bas.
Je ne suis pas spécialiste de ces questions, loin de là. Toutefois, en suivant les actualités depuis l'élection de Macron, il me semble que l'hôpital autant que les médecins de ville sont laissés à eux-mêmes et que la crise de moyens, de productivité et de sens qu'il dénonce n'a pas été entendue par Macron plus que par ses prédécesseurs, vu qu'il n'y a apporté aucune réponse concrète... Au contraire !

En revanche, moi qui ai passé près de 40 ans en Italie, depuis que je suis revenu en France, je découvre un système de soins bien moins égalitaire que le système italien, où le système de santé et d'hospitalisation est gratuit. Alors qu'en France il faut une complémentaire pour tout : les dents, les yeux, les hospitalisations, etc.

Combien en coûtera-t-il à une famille, en complémentaires santé, pour que tous ses membres soient couverts à 100% en termes d'actes médicaux, de traitements, de médicaments, etc. ? Probablement trop pour de nombreux foyers qui devront choisir entre les différentes prestations, voire s'en passer totalement...

Mon constat personnel, qui ne demande qu'à être réfuté par un argumentaire sérieux, est que Macron est en train de "casser" l'universalité des services publics de santé - de l'hôpital à la sécurité sociale -, dans un changement dicté d'en haut auquel les acteurs d'en-bas n'ont aucun mot à dire, pour que les privés puissent progressivement s'en mettre plein les poches.

En clair, le président Macron fait exactement le contraire de ce que promettait le candidat Macron. Il devrait s'inspirer de l'Italie...

2. L'éducation
[J]e ne peux pas aujourd’hui réfléchir à l’école républicaine sans me souvenir de cette famille dont les valeurs étaient si profondément accordées à l’enseignement de ses maîtres, ni de ces enseignants dont c’était l’honneur de suppléer à toutes les carences pour emmener leurs élèves vers le meilleur. De cette tension, de cette volonté, de cet amour, peu de pays sont capables et nous devons à chaque génération veiller à ce que cette flamme ne s’éteigne pas. (...)
Ma grand-mère était une enseignante, et je voudrais en l’écrivant débarrasser ce mot de sa poussière administrative, pour lui rendre l’éclat d’une passion vive, vécue avec un dévouement, une patience admirables...
En ce domaine, on ne fait rien de bien sans amour.

Entendre Macron parler d'amour, lui qui a une empathie de barreau de prison, lui qui n'a jamais prononcé un mot sur les centaines de français éborgnés et mutilés sous ses ordres, sur les milliers de français mis abusivement en garde à vue sous ses ordres, ni sur les dizaines de milliers de français dont son orgueil et son aveuglement ont fortement contribué à pourrir la vie - si ce n'est pour leur cracher au visage tout son venin et son déni -, le voilà qui s'épanche comme une écolière mélancolique : « En ce domaine, on ne fait rien de bien sans amour. »

C'est fort ! Mais bon, passons à son diagnostic.

Je considère trois domaines comme prioritaires pour l’investissement public.
Le premier, c’est le « capital humain », comme disent les économistes, c’est-à-dire l’éducation et la formation. Encore une fois, l’investissement dans l’école, dans l’enseignement supérieur et la recherche, mais aussi dans la formation continue, est absolument décisif. Il s’agit là de l’unique moyen de donner à la France, au cours des prochaines décennies, les moyens de ses ambitions. Dans ce domaine, nous accusons un retard qui nous coûte cher. Il nous rend moins productifs, moins innovants et moins compétitifs. Il alimente le chômage de masse et creuse les inégalités. Il est même pernicieux d’un point de vue strictement comptable : car l’argent que nous ne mettons pas dans nos écoles ou dans la formation nous contraint à dépenser plus encore pour réparer les dégâts.

Et notamment, au chapitre VIII (Éduquer tous nos enfants) :
Pour redresser le pays et permettre à chacun de trouver sa place dans la grande transformation à l’œuvre, l’École est le combat premier. (...) Si nous devons organiser une révolution c’est bien celle de l’École. Elle passe par trois combats. (Primaire, secondaire - Orientation, avant et après le bac - Université)
Nous réussirons cette révolution si nous retrouvons le sel de notre engagement républicain. Si nous remettons le métier de professeur au cœur de la République. Mon parcours personnel m’a fait toucher du doigt à quel point transmettre et former est le défi fondateur. Mais quelque chose s’est rompu dans le contrat entre la nation et ses enseignants. C’est une cassure que la droite a laissée grandir. Mais c’est une fracture que la gauche n’a pas su réparer.

Revoici le fameux clivage (C’est une cassure que la droite a laissée grandir. Mais c’est une fracture que la gauche n’a pas su réparer.), mais soyez assurés que ma troisième voie vous remettra sur le droit chemin ! Macron est arrivé :

Si nous ne prenons pas en compte la situation morale des enseignants, nous n’arriverons à rien. (...) Alors oui, la Révolution à l’École est possible, parce que nous la ferons avec eux.

Là encore, je ne suis pas spécialiste de l'éducation, mais la réalité a l'air diamétralement opposée, au vu des désastres délibérément répétés de Blanquer et de Vidal, et mon sentiment est que, dans le sillage de la santé, Macron est en train de "casser" l'universalité des services publics de l'éducation - du primaire au secondaire en passant par l'université, la formation et la recherche -, dans un changement dicté d'en haut qui se fait « sans eux », c'est-à-dire sans les acteurs de terrain impliqués au jour le jour. Le but étant toujours le même : socialiser les pertes et privatiser les bénéfices...

Là encore, les discours/actes de Macron président contredisent violemment les propos(itions) "révolutionnaires" de Macron candidat. 

*

Je pourrais poursuivre ainsi pour chacun des thèmes abordés par Macron, où son diagnostic se résume à un amas de poncifs éculés, énoncés d'un ton doctoral qui n'admet pas la réplique :

D’autres imaginent que la France peut continuer de descendre en pente douce. Que le jeu de l’alternance politique suffira à nous faire respirer. Après la gauche, la droite. Les mêmes visages et les mêmes hommes, depuis tant d’années. Je suis convaincu que les uns comme les autres ont tort. Ce sont leurs modèles, leurs recettes qui ont simplement échoué. Le pays, lui, dans son ensemble, n’a pas échoué. Il le sait confusément, il le sent. De là naît ce « divorce » entre le peuple et ses gouvernants.

Or les choses se sont-elles améliorées depuis l'élection de Macron ? Lui, le porteur de modèles et de recettes censés réunir le peuple et ses gouvernants ? Non !

Bien au contraire : jamais le pays n'a été dans un tel chaos, les gens ont perdu leurs repères, leurs valeurs, tout n'est plus que confrontation, haine, des camps qui s'affrontent 24/7/365, la présidence Macron est un échec à 360°, un désastre, une catastrophe, un cataclysme...

Et Macron de poursuivre, imperturbable :

Nous ne pouvons pas non plus demander aux Français de faire des efforts sans fin en leur promettant la sortie d’une crise qui n’en est pas une. De cette attitude indéfiniment reprise depuis trente ans par nos dirigeants viennent la lassitude, l’incrédulité et même le dégoût.

Voilà : Macron ne fait qu'augmenter l'intensité de cette lassitude, cette incrédulité, ce dégoût.

Il n'écoute personne, décide seul, s'entoure de gens qui n'ont de valeur à ses yeux que tant qu'ils disent oui-oui à tous ses désirs, passe son temps à déconstruire le langage (tissu de notre vivre ensemble) en modifiant le sens des mots selon le moment, selon ses humeurs, selon ses interlocuteurs (et bien qu'il parle dans son livre du lien qu'il a construit avec la langue française : « Notre langue porte notre histoire. »)...

En fait, il dit n'importe quoi, et fait très régulièrement le contraire de ce qu'il dit :

Je crois profondément dans la démocratie et la vitalité du rapport au peuple. Mais je veux retrouver ce qui fait la richesse de l’échange direct avec les Français, en écoutant leurs colères, en considérant leurs attentes, en parlant à leur intelligence. C’est là le choix que j’ai fait. C’est bien mon ambition que de m’adresser directement à mes concitoyens et de les inviter à s’engager à leur tour.

Un dialogue généreux et républicain, selon lui ! À grand renfort de tonfas, de LBD, de grenades, de violences policières, de milliers de GAV abusives, de centaines de milliers d'amendes pour les motifs les plus saugrenus, j'en passe et des meilleurs !

En conclusion, la « Révolution » de Macron n'est pas un échec, elle n'a jamais existé ! Annoncée et promise, mais avortée avant d'avoir vu le jour. Mort-née. Lorsque Macron nous dit : « Je suis un démocrate français », c'est faux ! Lorsque Macron dit des français : « Il faut leur reparler de leur vie. Donner du sens, une vision. », c'est faux ! Pas une seule fois il ne s'est préoccupé d'assumer ses propos, bien qu'il affirme le contraire : j'assume toujours ce que je dis et ce que je fais. C'est d'autant plus facile qu'il se fout totalement des conséquences de ses mots et de ses actes. Lui se contente de dire, de faire. Que le peuple se démerde avec ça !

J'ai un profond dégoût pour les menteurs. J'ai un profond dégoût pour les bonimenteurs. J'ai un profond dégoût pour Emmanuel Macron. 

Réélire Macron en 2022 serait impardonnable : si l'erreur est humaine, persévérer dans son erreur est diabolique, disaient les latins. Nous verrons ce qu'en disent les français l'année prochaine, dans un peu plus de 9 mois : encore un long travail, espérons que ce sera un avortement...


P.S. À l'époque du massacre des #GiletsJaunes par de soi-disant #FdO, j'avais interpellé Macron en lui posant directement dix questions, auxquelles il n'a jamais répondu, c'est clair. Elles méritaient pourtant d'être posées. Je rapporte ici la fin du billet :

« Voilà, dans un souci de clarté, je vous les récapitule sous forme de liste, au moins ça vous laissera tout le temps nécessaire pour préparer vos réponses... si vous avez le courage d'y répondre un jour !


Jean-Marie Le Ray

P.S.

Je ne suis pas de ceux qui pensent et/ou disent que la France est une dictature. La Chine ou l'Égypte, entre autres, sont des dictatures.

D'ailleurs, si j'avais eu le malheur de naître dans de tels pays, je ne crois pas que j'aurais eu le courage de publier un tel billet en sachant que je risquais perpète ou ma vie et celle de mes proches.

Raif Badawi et d'autres comme lui sont des blogueurs courageux, pas moi.
Les #GiletsJaunes pacifiques qui vont manifester chaque semaine en sachant qu'ils risquent gros à cause de l'incompétence irresponsable de nos actuels gouvernants français sont courageux, pas moi.
Alexandre Langlois est courageux, pas moi.
Christophe Dettinger est courageux, pas moi.


Pour autant, c'est justement parce que je suis convaincu que la France n'est pas une dictature mais qu'elle est bien une démocratie, que je ne souhaite pas, Monsieur le président, vous voir impunément plonger notre pays en démocrature comme dans la triste fable de la grenouille...

Il ne manquerait plus que les anglais aient toujours eu raison de nous appeler frogs !

C'est pour tous ces motifs que je me permets de vous interpeller ainsi :

[ Monsieur le président 
Je vous fais une lettre 
Que vous lirez peut-être 
Si vous avez le temps... 

(...) 

S'il faut donner son sang 
Allez donner le vôtre 
Vous êtes bon apôtre 
Monsieur le président 

Si vous me poursuivez 
Prévenez vos gendarmes 
Que je n'aurai pas d'armes 
Et qu'ils pourront tirer ]

Ils ne s'en privent d'ailleurs pas, semaine après semaine !

Boris Vian doit se retourner dans sa tombe. Mais voyez-vous, Monsieur le président, la différence, aujourd'hui, c'est que le déserteur, c'est vous ! Un peu comme les deux faces d'une même médaille... »