dimanche 20 décembre 2020

Le "native informant", ou "informateur indigène" : évolution d'un concept

Je commence ce billet en remerciant Maître Arié Alimi, qui a posé la question suivante sur Twitter :

Mais voyons d'abord ce qu'évoque, aujourd'hui, la notion de "native informant". Dans un tweet de 2019, Nesrine Slaoui nous dit :

Immédiatement, ce qui transparaît de cette "définition", c'est la connotation fortement racialisée associée au concept, avec en filigrane le binôme dominé/dominant (race dominée/race dominante) (voire classe dominée/classe dominante).

Cela semble corroboré par différentes sources trouvées sur Internet et ailleurs. Dans cet article récent du Figaro, intitulé « Leïla Slimani, nouvelle cible de la censure antiraciste », Fatiha Boudjahlat définit ainsi le/la « Native informant » : 

C'est une notion que les études postcoloniales ont forgée pour désigner les personnes de couleur qui, surcompensant un complexe d'infériorité à l'égard des Blancs, imitent ces derniers pour leur plaire et être reconnues par eux. À tel point que les Blancs y voient l'enfant d'immigré parfait, le choisissent comme interlocuteur pour représenter tous les enfants d'immigrés, alors que cette représentativité est factice, et n'est que le fait des Blancs.  

Définition dure, dans le sillage de cet article de 2016, Les médias occidentaux aiment les informateurs indigènes, publié par Saoudi Abdelaziz et reprenant une analyse de 2012 d'Alain Gresh, intitulée Bidar, ces musulmans que nous aimons tant :

Il ne manque pas de candidats pour occuper cette place du « bon musulman », de celui qui dit ce que nous avons envie d’entendre, et qui peut même aller plus loin encore dans la critique, car il ne saurait être soupçonné, lui qui est musulman, d’islamophobie. Les Anglo-Saxons ont un joli nom pour désigner ces personnages, « native informant » (« informateur indigène »), quelqu’un qui, simplement parce qu’il est noir ou musulman, est perçu comme un expert sur les Noirs ou sur les musulmans. Et surtout, il a l’avantage de dire ce que « nous » voulons entendre.

Dans la même lignée, en réponse à Maître Alimi, je citais dans un tweet le livre d'Yves Mamou "Le grand abandon : les élites françaises et l'islamisme" :

où il indique en note, de Claude Askolovitch

Askolovitch est ce que la sociologie américaine appelle un "native informant", le porte-parole d’une communauté dont il n’a pas le soutien. Le juif Askolovitch dit aux médias ce qu’ils ont envie d’entendre de la part d’un juif et ce qu’ils trouveraient convenable que les juifs disent collectivement et publiquement... 

[L'article pris en référence est celui d'Adam Schatz, « The Native Informant », thenation.com (10 avril 2003)]

Pratiquement mot pour mot ce que Pascal Boniface, directeur de l'IRIS, disait 5 ans plus tôt dans le Nouvel Obs à propos de l'Imam Chalghoumi, "en rien représentatif des musulmans" (également cité par Al Kanz) :

Chalghoumi est ce que la sociologie américaine appelle un "native informant", ces figures qui occupent la parole d’une communauté dont ils n’ont pas le soutien, mais qui tirent leur légitimité des médias et des milieux politiques dominants. Il dit ce que la majorité a envie d’entendre de la part d’une minorité, mais pas ce qu’elle pense réellement. Les "informateurs indigènes" valident les stéréotypes que la majorité véhicule sur leur communauté.

Donc, en gros, nous avons là un bon aperçu de ce que la notion de "native informant" représente dans la France de Macron, où tout se mêle : religion, politique, idéologie, race, classe sociale, avec aux deux bouts les extrémismes qui prennent notre pays dans une "tenaille identitaire" (expression tirée de cet article dont je ne partage absolument pas l'analyse), sur fond de polarisation nocive à tous les niveaux, notamment sur le genre.

On chercherait à diviser irrémédiablement notre pays qu'on ne s'y prendrait pas autrement.

*



Essayons de prendre un peu de recul et d'élargir le champ des perspectives.

Historiquement, l'informateur indigène fut très souvent traducteur/interprète originaire du lieu conquis. Ce que l'on connaît aujourd'hui des Mayas, nous le devons aux espagnols conquérants qui en ont écrit, et qui ont dû fonder leur récit soit sur le témoignage direct des traducteurs/interprètes, soit sur leur médiation du discours des natifs dont la langue était inintelligible aux nouveaux arrivants.

Donc partout, dans le temps et dans l'espace, l'informateur indigène a servi de trait d'union entre dominés et dominants, une relation qui suppose a priori une absence d'égalité. Mais aussi de transmetteur de savoirs, quand bien même sa parole pouvait être soupçonnée de manquer d'objectivité, de ne pas dire "toute" la vérité... En introduction au dossier thématique "Informateurs indigènes", érudits et lettrés en Afrique (nord et sud du Sahara), Sophie Dulucq et Colette Zytnicki nous disent (c'est moi qui souligne) : 

Dès le début de la domination coloniale, divers historiens européens ont, au rythme des conquêtes, entrepris d'écrire non seulement l’histoire de l'expansion occidentale dans le monde, mais aussi celle des peuples soumis. Pour autant, ils ne pouvaient entamer cette quête historiographique sans le concours de nombreux interlocuteurs locaux. On songe d'abord à ceux qui, d'une manière ou d'une autre, étaient porteurs de connaissances précieuses sur le passé de leurs sociétés, ces gardiens du temps jadis (prêtres, notables, généalogistes, griots, religieux, chroniqueurs et autres « informateurs indigènes »...) au contact de qui explorateurs, militaires et administrateurs polygraphes ont découvert l'histoire de populations inconnues d'eux. L'on pense aussi à tous ces intermédiaires culturels créés par la situation coloniale elle-même (instituteurs, interprètes, traditionnistes, lettrés, membres des élites formées à l'occidentale...) qui ont joué un rôle d'interface. Ce dossier thématique se propose donc de réfléchir aux liens tissés entre ces multiples savoirs historiques autochtones et l'historiographie de la période coloniale. Il tente de saisir les processus à l'œuvre dans ces curieuses rencontres entre une narration élaborée selon les normes de l'érudition occidentale et une approche locale du passé. 

Source : Dulucq Sophie, Zytnicki Colette. Présentation : « Informations indigènes », érudits et lettrés en Afrique (nord et sud du Sahara). In : Outre-mers, tome 93, n°352-353, 2e semestre 2006. Savoirs autochtones XIXe-XXe siècles. pp. 7-14 ; https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2006_num_93_352_4220 

Pour autant, le rôle du "native informant" est toujours un peu en retrait, dans une relation inégale (« chercheur » occidental / « informateur indigène »), un "rapport de domination" ... "au sein duquel le savant métropolitain parraine l'étude de l'enquêteur qui n'est jamais pleinement reconnu comme auteur", où l'autochtone occupe une position subalterne (la parole subalterne, l'intervalle subalterne) (Les subalternes peuvent-ils parler ?, Les subalternes peuvent-illes parler ?).

Même si, au bout du compte, les « informateurs indigènes », les érudits et les lettrés de l'époque coloniale peuvent être vus comme des « hommes-frontières », des passeurs, des « courtiers culturels » et, au final, comme de véritables « co-locuteurs » de l'histoire africaine. (Dulucq S., Zytnicki C.)

Car bien que le "native informant" fournisse le fond et que le colonial se contente d'y mettre la forme, la position subalterne du premier se retrouve dans de nombreux qualificatifs associés à l'informateur indigène : l'informateur invisible, rarement nommé (The Un-named ‘Native Informant’), dont The Oxford History of Literary Translation in English nous dit :

The use of a literate native informant was an accepted part of the process of translation of works from Asian languages in the nineteenth century, but these individuals were almost never named, or even acknowledged as having existed, when the works were published. 

Source : 

The Oxford History of Literary Translation in English
Volume 4 1790-1900
Edited by Peter France and Kenneth Haynes
(OXFORD University Press, 2006)
Voire traître ! 

De ce point de vue, il est frappant de constater l'analogie prégnante entre l'informateur indigène et l'interprète/traducteur (traduttore = traditore), un profil professionnel souvent caractérisé par son invisibilité et son manque de prise en considération par celles et ceux-là mêmes qui bénéficient de ses services. Les gens du métier comprendront ce dont je parle. 

C'est aussi souvent le lot des interprètes sur les théâtres de guerre, dont la position est parfaitement inconfortable, ingrate autant que dangereuse. Exemple :
Why was the presence of the translator, the mediator who made most interrogations possible, so rarely recorded in interrogation transcripts? When the choices a translator makes have immediate weight and consequences, how does that inflect the act of translation? Can a translator be a witness, or will he always be a special class of native informant – negotiating between the trespassers and trespassed, and frequently finding himself called a traitor? Does the act of translation, like the presence of a recorder, necessarily preclude or occlude, transform or make impossible the act of witnessing?
En fait, un rôle peu enviable... Ne citons à titre d'exemple (terrible) que les centaines d'interprètes afghans abandonnés par la France et la Grande-Bretagne ou les États-Unis !

Toutes proportions gardées, informateurs indigènes et traducteurs-interprètes sont souvent des métis biculturels (ou tri- ou plus), toujours un peu égarés entre deux mondes et davantage, mal-aimés et qui ne sont pleinement acceptés ni reconnus par aucune des cultures qui les ont nourris, maternelle, paternelle et adoptées.

*

Venons-en maintenant à la réponse à Maître Alimi sur les ouvrages qui font référence. Sans aucun doute, le premier à citer est A Critique of Postcolonial Reason: Toward a History of the Vanishing Present, par Gayatri Chakravorty Spivak (Harvard University Press, 1999).

Avec « Can the Subaltern Speak ? », ce sont des ouvrages fondateurs des études postcoloniales. C’est d’ailleurs en citant Gayatri Chakravorty Spivak que « The Postcolonial Studies Dictionary », de Pramod K. Nayar (© 2015 John Wiley & Sons, Ltd), nous donne la définition suivante de « native informant » :
In A Critique of Postcolonial Reason Gayatri Spivak argues that for the Western ethnographer to produce any kind of commentary requires a source that produces the information. Yet this individual providing the information is denied the status of an autonomous, coherent speaker. Thus the Native Informant is at once essential and invisible, providing the ‘essential’ voice of native culture yet who disappears into the text of the white ethnographer. Retaining her concerns with marginalization undertaken by colonial discourse, Spivak argues a case for the importance of the Native Informant within the colonial project itself. The Native Informant is one who is the native voice for a short period but whose voice is simply buried – foreclosed, in Spivak’s psychoanalytic language – in the textual apparatus produced by the European as a result of this voice. (...) Even in the postcolonial period, women and men from the Third World would appear to, or remain, Native Informants for First World consumption. Shahnaz Khan (2005), for example, has written about how she finds herself unfortunately complicit in the First World process of rescuing Pakistani women. For the First World, Khan notes, she is the Native Informant. Such a process enables the First World to position East and West as two absolutes, two irrevocably oppositional cultures, and to ignore the transnational nature of capitalism and patriarchy. 
Le dictionnaire signale également Khan, S. ‘Refiguring the Native Informant: Positionality in the Global Age’, Signs 30.4 (2005): 2017–2035.

Ce travail de Gayatri Chakravorty Spivak a donné lieu à quantité de travaux critiques, dont :

- Gayatri Chakravorty Spivak: Live Theory, de Mark Sanders (Bloomsbury Publishing, 2006) 
- FORECLOSING OTHERS IN CULTURAL REPRESENTATION, par HUEI-JU WANG (UNIVERSITY OF FLORIDA, 2006)
Questioning 'Muslim Fictions', par Faisal Nazir (University of Karachi, September 2019), dont j'extrais la citation suivante :
 
The native as intellectual, the intellectual as native
The concept of « re-Orientalism » is related to and is the latest manifestation of what has earlier been theorized as the role of « native intellectuals » by Frantz Fanon, « native informants » by Spivak and more recently as « native informers » by Hamid Dabashi. 

 - Spivak and Postcolonialism Exploring Allegations of Textuality, par Taoufiq Sakhkhane (Palgrave macmillan, 2012), dont j'extrais la citation suivante à propos du livre de Spivak :

Though the main subject of the book is the different figurations of the native informant as displayed in such different disciplines as philosophy, literature, history and culture, Spivak admits that her work results from previous work and contains much that may lead to forthcoming work.

- THE POSTCOLONIAL WORLD, édité par Jyotsna G. Singh et David D. Kim (Routledge, 2017)
- Empire and Information : Intelligence Gathering and Social Communication in India, 1780-1870 / Cambridge Studies in Indian History and Society, par Bayly, C. A. (Cambridge University Press, 1996)
- Shifting Ethnicities: ‘native informants’ and other theories from/for early childhood education, par JEANETTE RHEDDING-JONES, Oslo University College, Norway, dont j'extrais la citation suivante :
An underlying question for this article regards the ‘native informants’ critiqued recently by Gayatri Spivak (1999a; 1999b). In colonising discourses, the notion of ‘native’ is negative...
- Nation, Language, and the Ethics of Translation, édité par Sandra Bermann et Michael Wood (© 2005 by Princeton University Press), dont j'extrais la citation suivante : 
Questions of cultural translation and radical otherness form the background for Henry Staten’s discussion of the “native informant,” or “aboriginal,” in the work of Gayatri Spivak. At the farthest point from a Western “metropolitan” subject, the aboriginal takes the role of the worldly other that is least knowable in a Western globalizing world. Staten astutely notes a structural relation between Spivak’s “tracking of the native informant” and her account of ethical translation…
Notons enfin qu'Edward W. Said exprime un point de vue un peu différent en réfutant la position du "native informant". 

Sources :

*

Conclusion

Hier personnage d'arrière-plan, plutôt effacé, aujourd'hui de premier plan, plutôt agressif, tendance "collabo", cette évolution négative du concept me semble moins être une progression qu'une régression, ou, pour employer une expression bien dans l'air du temps, un ensauvagement de nos sociétés malades de haine...

En cherchant dans ma tête une image capable de symboliser la notion de "native informant", la seule qui m'est venue à l'esprit est celle de la Statue de la Liberté...

Liberty Enlightening the World

Offerte en 1886 par l'Ancien Monde au Nouveau Monde, la Liberté était censée éclairer le monde. Or dans le pays qui fut le berceau de sa création, 135 ans plus tard la Liberté n'éclaire plus grand monde en France... Pas plus que l'Égalité et la Fraternité, notre belle devise n'étant plus qu'une juxtaposition de grands mots vides.

Je terminerai sur cette citation de Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs © Éditions du Seuil, 1952) :

À ce sujet, je formulerai une remarque que j’ai pu retrouver chez beaucoup d’auteurs : l’aliénation intellectuelle est une création de la société bourgeoise. Et j’appelle société bourgeoise toute société qui se sclérose dans des formes déterminées, interdisant toute évolution, toute marche, tout progrès, toute découverte. J’appelle société bourgeoise une société close où il ne fait pas bon vivre, où l’air est pourri, les idées et les gens en putréfaction. Et je crois qu’un homme qui prend position contre cette mort est en un sens un révolutionnaire.




vendredi 11 décembre 2020

De la répression d'état au terrorisme d'état, il n'y a qu'un pas

J'ai découvert avec stupeur que lundi 7 décembre, Emmanuel Macron a remis en catimini la grand-croix de la Légion d’honneur au président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi. Au service de la diplomatie, paraît-il...

Or trois jours plus tard (hier), en Italie, le parquet de Rome a clôturé plus de 4 ans d'enquête sur l'assassinat de Giulio Regeni au Caire, étudiant italien horriblement mutilé, et déclaré le renvoi en justice de quatre officiers des services de sécurité égyptiens...

Il y a quatre ans, j'avais écrit sur ce même blog un billet intitulé "Giulio Regeni, martyr de la démocratie", que je vous encourage à lire dans son intégralité et qui commence ainsi :

Sept côtes cassées, une fracture du coude, une autre de l’omoplate, des traces de décharges électriques sur les organes génitaux, des brûlures de cigarette autour des yeux et en d’autres endroits, des coupures infligées avec un rasoir ou une lame tranchante sur le corps et aux épaules, des signes de matraquage sous la plante des pieds, des lésions traumatiques partout, abrasions, ecchymoses, contusions sur le nez et le visage, écorchures et traces de coups de poing et de pied, les ongles arrachés aux doigts d’une main et d’un pied, les oreilles coupées… ce ne sont là que les informations éparses que j’ai pu rassembler sur la monstrueuse agonie et le pauvre corps supplicié de Giulio. 

Le parquet romain nous en fait savoir davantage aujourd'hui : 9 jours (NEUF JOURS) intercalés de tortures et de sévices avec des fers chauffés au rouge, des instruments tranchants et des bâtons, des coups de poing et de pied, etc., qui ont provoqué chez Giulio "une souffrance physique aiguë" le conduisant lentement à la mort. Une violence perpétrée "avec cruauté" pour "des raisons abjectes et futiles", ayant causé "la perte permanente de plusieurs organes" en lui infligeant "de nombreuses blessures traumatiques à la tête, au visage, à la région cervico-dorsale et aux membres inférieurs". Un trauma massif qui a fini par tuer Giulio en raison d'une insuffisance respiratoire aiguë...

Le parquet romain nomme également les coupables, le principal étant Magdi Ibrahim Abdelal Sharif, puis le général Tariq Sabir, Athar Kamel Mohamed Ibrahim et Uhsam Helmi. Or durant ces quatre années d'enquête, pas une seule fois le régime égyptien n'a collaboré avec les italiens pour parvenir à la vérité ! Jamais ! Bien au contraire, ce ne furent que mensonges et dépistages grossiers de la part des égyptiens, dans le cadre de relations compliquées entre les deux pays.

Les italiens ne doivent qu'à eux-mêmes, à la persévérance du parquet de Rome et de la famille de Giulio d'être parvenus seuls à un résultat loin d'être acquis au départ, obtenu de haute lutte, dû à la mémoire de Giulio et, comme le dit justement le chef du parquet, Michele Prestipino, au fait d'être des magistrats de notre République.

J'avoue personnellement que je n'y croyais pas... Tanto di cappello!

Donc, indépendamment de la présence ou non des mis en examen, le procès se déroulera probablement dès le premier trimestre 2021. Que fera l'Égypte ? Déjà, al-Sissi a fait transmettre deux commissions rogatoires à Rome parce qu'il veut connaître les noms des égyptiens qui ont parlé avec les italiens ! On sait au moins à quoi s'attendre...

Car il est notoire que dans le pays d'al-Sissi les Giulio égyptiens se comptent par dizaines de milliers au sein d'une société sous le joug du pouvoir. 

Est-ce dans cette répression sanguinaire que Macron a trouvé la justification pour décorer al-Sissi ? Ou est-ce à cause du gros chèque en contrepartie des armements que la France refourgue à l'Égypte ?

D'après Amnesty International, Macron aurait dû faire pression sur le président égyptien pour que ce dernier agisse sur le front des violations des droits humain, or selon notre bon président, le sujet des droits de l'Homme ne conditionne pas la coopération entre les deux pays...

Mais au fond, vu la vergogne internationale qu'on se tape avec Macron depuis la crise des Gilets Jaunes, lui qui exerce délibérément une répression brutale contre ses "compatriotes" sans jamais reconnaître ouvertement ses responsabilités, n'est-ce pas logique qu'il décore un dictateur comme al-Sissi ?

Monsieur Macron, président de la France, mon pays autant que le vôtre, vous me faites profondément honte. Je n'aurai jamais de mots assez durs à votre égard...


vendredi 4 décembre 2020

Du distributionnalisme en traduction (pour traduire San-Antonio…)


« ... la tâche du traducteur ne va pas du mot à la phrase, au texte, à l'ensemble culturel, mais à l'inverse : s'imprégnant par de vastes lectures de l'esprit d'une culture, le traducteur redescend du texte, à la phrase et au mot. Le dernier acte, si l'on peut dire, la dernière décision, concerne l'établissement d'un glossaire au niveau des mots ; le choix du glossaire est la dernière épreuve où se cristallise en quelque sorte infine ce qui devrait être une impossibilité de traduire. »

Paul Ricœur 


Je dédie ce billet à la très chère mémoire de Jean-Philippe Hermand, qui m'a fait découvrir les potentiels inexplorés du distributionnalisme...

*

Après avoir souvent évoqué, par le passé, les nuages sémantiques sur Adscriptor, laissez-moi aborder la notion de nuages distributionnels, en appliquant le distributionnalisme à la traduction.

Piqûre de rappel : pour obtenir un nuage sémantique, vous prenez un texte ou un corpus, vous en extrayez les termes plus significatifs (selon un critère de sélection arbitraire : uniquement les substantifs, uniquement les verbes, les deux, etc.) en fonction de leur densité dans le texte ou le corpus considéré.

C’est exactement la même notion que la densité des mots clés dans une page Web, où l’indice de densité est donné par le rapport : nombre d’occurrences du terme considéré au numérateur, sur nombre total de mots du texte ou du corpus considéré au dénominateur.

Or dans certains cas, une approche distributionnaliste peut s’avérer être un filon fertile pour le traducteur.

Je ne prétends certes pas expliquer ici ce qu’est le distributionnalisme, j’en serais bien incapable, mais juste vous fournir un éclairage sur la façon dont cette approche peur se révéler précieuse.

Pour parler en termes aisément compréhensibles, posons que dans les phrases suivantes :
le chat est noir
le chien est noir
le chat est blanc
le chien est blanc
"chat" et "chien" ont la même distribution entre eux, de même que "blanc" et "noir". Au sens où ils peuvent commuter.

Idem pour "chien" et "bureau" dans
le chien est noir
le bureau est noir 
ce qui n’est plus le cas dans
le chien aboie
le chat aboie
le bureau aboie

La distribution possible d’un terme est donc étroitement liée à son contexte, à son environnement.

Nous pouvons ainsi décomposer en unités signifiantes une base, un corpus, voire une langue… quelconques, en procédant de manière récursive pour « casser » les séquences : la récursivité consiste à appliquer une opération sur quelque chose, puis à réappliquer cette même opération aux résultats obtenus, et ainsi de suite…

Ensuite c’est la statistique qui fait le tri. Mais voyons un exemple concret sur la distribution du terme "media"…

Si vous prenez les trois expressions « Mass media », « Mass observation » et « Mass society », les termes media, observation et society sont trois équivalents distributionnels.

Bien sûr, si vous appliquez ensuite le calcul à observation ou society, leur distribution ne sera plus la même que celle de media. C’est évident.

De plus, pour un même terme, sa distribution possible change selon le ou les termes qui le précède(nt),
Mass media
Educational media
Social media
le ou les termes qui le suive(nt),
Media player
Media video
Media converter 
les deux,
Global Media Relations
ou selon que vous introduisez des noms propres (ou des marques),
Virgin Media
Windows Media Center
Entertainment Media Research
etc.

C’est bien simple, à ce jour, Google indexe 16,5 milliards d’occurrences pour "media", toutes
langues confondues… !!! À noter qu’en 2010, Google ne trouvait « que » 1,15 milliard d’occurrences, lorsque j’ai crée mon nuage des équivalents distributionnels de « media », que voici :



*

Pour autant, la distribution d’un terme offre souvent des axes de traduction indispensables, car impensables avec le seul usage des équivalences littérales ou de la proximité sémantique (synonymie), qui n’offrent que des options limitées, d’autant plus lorsque le traducteur est confronté à la luxuriance d’une langue comme celle de San-Antonio, auquel cas il doit se résoudre à rechercher des alternatives « plus ou moins probables » à un terme donné.

Car plus vous descendez dans le ranking (c.-à-d. la fréquence des mots dans le corpus), plus vous obtenez des solutions décalées, « en rupture », ce qui représente un précieux foisonnement d’idées pour faire face à la pénurie de mots qui imposerait une traduction plate et monotone si on ne pouvait la contourner.

Les traductions du français à l’Italien que fit pendant plus de vingt ans Bruno Just Lazzari [BJL, l’un des traducteurs attitrés de Frédéric Dard (San-Antonio), mais aussi de Gérard de Villiers (S.A.S.), de Georges Simenon (Maigret), de Jean Bruce (OSS 117), etc., ou encore de James Hadley Chase, Paul Kenny, Chester Himes, Cornell Woolrich et bien d’autres] en sont un exemple parfait, que je vais tenter de développer ici.

J’ai exploité pour ce faire un mini-corpus créé à partir de 12 San-Antonio traduits par Bruno Just Lazzari, comprenant des passages d’autres traductions de BJL extraits ici et là que j’ai jugés significatifs (840K mots, soit 450K FR + 390K IT), et un corpus des enquêtes de San-Antonio auquel je travaille depuis longtemps (près de 10 millions de mots).

Exemple avec le mot : peur (italien : paura = français : peur)

En gros, d’après mes estimations, Frédéric Dard utilise (outre le terme « peur », prédominant avec 1210 occurrences) 17 autres « termes » pour exprimer l’idée de la peur (dont les douze premiers sont présents dans le mini-corpus) :
  1. traczir (50) / tracsir (11)
  2. pétoche (42)
  3. jetons (100) (uniquement au sens d’« avoir les jetons »)
  4. fraises (20) (uniquement au sens de « sucrer les fraises »)
  5. grelots (44)
  6. trouille (145)
  7. chocottes (43) / chocotes (14)
  8. frousse (82)
  9. copeaux (46)
  10. flubes (4) (uniquement au sens de « avoir les flubes »)
  11. traquette (4)
  12. foies 35/46 (uniquement au sens de « peur », sur 46 occurrences)

  13. mouillette(s) 9
  14. chiasse noire 3
  15. boules à zéro 1
  16. chaleurs 1
  17. taf 1 (uniquement au sens de « peur »)
Les cinq derniers, qui ne font pas partie de l’échantillon des romans traduits, sont regroupés dans une seule et même phrase, extraite de Tarte aux poils sur commande (pas de version italienne) :
[lui qui a fait périr atrocement tant et tant de gens], il a les flubes, les jetons, les copeaux, les foies, la chiasse noire, les grelots, le traczir, les boules à zéro, les chaleurs, le taf, la mouillette, les chocottes.
Un effroi glacé l’investit.
Voici donc le nuage correspondant :


Sur le graphique, la taille des mots est proportionnelle à leur fréquence dans le corpus.
Donc, là où le San-Antonio français utilise 12 équivalences de peur, le Sanantonio italien n’en a que 3 :

Soit quatre fois moins qu’en français, d’où l’obligation de compenser ce déficit traductionnel par une distribution judicieuse pour ne par donner au lecteur l’idée que l’auteur répète toujours les mêmes concepts (ce qui serait de plus à l’opposé du délire verbal de Frédéric Dard !).

À partir de là, on part sur les différents tableaux « distributionnels » correspondant respectivement à fifa, spavento et tremarella, puis l'on suit les distributions des différents termes, qui diffèrent donc du seul champ synonymique.

Ainsi, dans les stratégies d'adaptation à disposition de chaque traductrice/traducteur face au défi du traduire, la distribution vient désormais s'ajouter aux stratégies « classiques » (traduction littérale, emprunt, calque, transposition, modulation, équivalence, adaptation, omission, etc.)...

Pour vous donner un exemple concret, voici l’exemple de « cialtrone/i » (singulier et pluriel confondus), qui représente parfaitement ce qu’est une distribution, puisque l’on a 1 seul terme italien qui traduit 18 termes français : « schnock / ballot / glandulard / polichinelle / tordu / patate / mec / dégourdoche / peigne-cul / gnace / tante / tocasson / crêpe / truffe / zig / gougnafier / enfoiré / foie de veau ».

Or il est évident qu’aucun dictionnaire au monde ne vous donnera jamais ces dix-huit traductions FR du terme « cialtrone », quand bien même les dictionnaires vous en proposeront d'autres qui ne sont pas dans les 18 ci-dessus : canaille / charlatan / crapule / débraillé / feignasse / goujat / grossier personnage / malotru / mufle / plouc / sale type / scélérat / vaurien / voyou...

Donc, pour un seul terme, nous avons au minimum une trentaine de distributions possibles en français, et vice-versa du français à l'italien, bien sûr.

*

Ainsi, seul l’arbitraire éclairé du traducteur, souverain dans ses choix de mots et ses prises de décision, peut réussir à traduire un auteur comme Frédéric Dard [qui avouait pourtant : « Moi dont la prose éminemment française est intraduisible… » (Faut être logique, 1967, p. 68, citation rapportée par Thierry Gautier et Dominique Jeannerod dans leur excellent article : Sanantonissimo / San- Antonio « giallo », paru au printemps 2014 dans Le Monde de San-Antonio n° 68)] et contribuer ainsi à en faire un succès commercial dans le pays de destination.

Initialement, je ne me souviens plus comment j'en suis arrivé à contacter Dominique Jeannerod avec le papier qui précède (rédigé en novembre 2019), mais le fait est qu'il s'est immédiatement montré intéressé et m'a proposé de développer mon approche sous un angle plus « académique ». D'où une transformation de mon ébauche en un article plus poussé de près de 7500 mots, grâce aux retours permanents de M. Jeannerod pour améliorer mon texte.

Je le remercie donc de la confiance qu'il m'a accordée, et c'est aujourd'hui une grande fierté que d'accueillir la publication de San-Antonio International - Circulation et imaginaire d’une série policière française, sous la direction de Loïc Artiaga et Dominique Jeannerod, aux Presses universitaires de Limoges (2020).


Quant à me voir parmi les auteurs ayant contribué à cet ouvrage, avec un article désormais intitulé « San-Antonio en italien : les stratégies d'adaptation et le lexique de Bruno Just Lazzari », c'est un bonheur sans nom !



P.S. Il va sans dire que tout amateur passionné de San-Antonio se doit de posséder cet ouvrage dans sa bibliothèque !