mardi 21 septembre 2021

175 sonnets

2450 alexandrins (29 400 pieds), c'est le nombre de vers que représentent 175 sonnets ! En fait 184 écrits sur une trentaine d'années, mais 9 d'entre eux sont sur support papier et je n'en dispose pas à présent. 

Comment définir ce qu'est, selon moi, un sonnet ? Tentons une pirouette :

Dialogue ou charade ou cocktail, cent mesures
Douze pieds cadencés menant à petits pas
Quatorze vers où vous ne les attendez pas
Surprenant au détour des rimes, des césures

L’utopique lecteur : une larme d’humour
Deux doigts de rythme, trois soupçons de fantaisie
Un quart de technique, mon tout de poésie
En nuage de rêve, en orage d’amour

Pour dispenser une eau de vie enchanteresse
À servir frappée par ces temps de sécheresse
À boire goulûment, sans modération…

Un sonnet est un grain, un souffle qui chahute
Les pollens au gré de son inspiration
Précipitant où fertile sera la chute !

J'ai donc décidé de créer le corpus de ces sonnets - soit près de 20 000 mots - pour en faire l'analyse statistique, qui donne une image assez fidèle des arguments traités. Voici le nuage sémantique des 20 premiers termes selon leur pondération :


Un sonnet, c'est comme un métronome, qui donne le rythme aux quatorze alexandrins, dont chaque mot est à sa place, dont chaque mot a son sens.

Le sens des mots : vaste problème ! Ce sont les mots, et leur sens commun, qui nous permettent de vivre ensemble, la référence partagée sur le fondement de laquelle les gens dialoguent, le socle collectif sur lequel bâtir une société, une nation.

Mais qu'en est-il lorsque les mots sont manipulés, lorsque leur sens varie du matin au soir et du soir au matin, selon les circonstances et, surtout, les intentions cachées, le plus souvent trompeuses, de qui les prononce ?

Lorsque le sens des mots est atomisé en milliers, millions, milliards de mini-sens, même plus un sens par personne, mais un sens par personne et par instant, à tel point qu'ils finissent par ne plus vouloir rien dire...

Une atomisation contre laquelle je me suis battu toute ma vie, donc, je dois bien le reconnaître, ma bataille est un échec, cuisant...

Double bataille en tant que poète et traducteur (les deux fonctions étant intimement liées),  
« Chacun de nous a près de soi, sur sa table ou son bureau, un jeu d’invisibles, d’intellectuelles balances aux plateaux d’argent, au fléau d’or, à l’arbre de platine, à l’aiguille de diamant, capables de marquer des écarts de fractions de milligrammes, capables de peser les impondérables ! » 
comme l'indiquait joliment Valery Larbaud dans Les Balances du Traducteur (in Sous l'invocation de saint Jérôme, Paris. Gallimard, 1946).
L’intellectuelle balance

Nul mieux que le poète ne ressent les mots
Il les communique, les honore et les donne
De dix acceptions il décide la bonne
d’un trait ! le seul qui différencie les jumeaux

Pourtant il faut cent poèmes pour un vers noble
Indigne encor de la prière la plus humble
car nécessairement le vers est orgueilleux
Alors je me rabats sur le simple, le tendre

écoutant la nature sans jamais l’entendre
Ma poésie nichée dans le creux de la main
écrie ma sensibilité écorchée vive

combat ceux qui nomment le faux vrai, le mal bien
Sensibilité sentiment, même racine
L’impact de ces mots que l’on parle me fascine !

Les connaisseurs l'auront compris, le sonnet qui précède ne respecte pas les règles formelles de composition d'un sonnet, notamment au niveau des rimes.

Selon la tradition, un sonnet est un « [p]oème de 14 vers, composé de 2 quatrains aux rimes embrassées, suivis de 2 tercets dont les 2 premières rimes sont identiques tandis que les 4 dernières sont embrassées (sonnet italien) ou croisées (sonnet français) ».

Exemple de sonnet français :

La Voie lactée

Je m’en irai donc, seul, un pied près de mon cœur
Lançant l’autre dans une céleste marelle
Sautant de case en case et d’étoile en étoile
Poète somnambule en quête du bonheur

Pèlerin de l’univers franchissant par bonds
Les cieux dans la chevelure ailée des comètes
Courant après la folle errance des planètes
Et portant leur traîne aux reines des vagabonds

Oui ! pour toujours allant ma route de bohème
Semant dans le grand champ lacté là un poème
Ici un pleur ou deux, là une pluie de mots

J’écouterai parfois, assis sous la grande arche
Chemineau blessé ôtant ses lourds croquenots
Lentement s’avancer « la douce nuit qui marche »…
Exemple de sonnet italien :

Bourrasque

Ô Mer, Baptistère de la Création
Tu terrifies parfois, Déchaînée, Indomptable
Tu submerges qui te caresse, Impitoyable
Incapable de la moindre compassion

Un jour pourtant, frêle esquif dans ta Véhémence
Et ton courant traître - Océan ensorceleur -
Tu me rendis à la terre et à sa chaleur
Faisant preuve ainsi d’une inattendue clémence…

Ô Mer meurtrière, tant de cœurs douloureux
Ont versé tant de pleurs sur tes fols amoureux
Malgré cela, furieux Élément liquide

Ton Énergie m’aimante, et je te veux, fougueux
Fasciné par ta Force et ton Flux vigoureux
Ils envoûtent mon âme, émue mais intrépide
La plupart de mes sonnets sont des sonnets français, toutefois il est parfois bon de s'affranchir des règles (ainsi que de la ponctuation, qui ne sert plus lorsque le rythme est donné par la succession des mots et des vers) :

Hugo intime à mon cœur

Au ciel et au soleil où est la poésie
dans l’azur et le feu la calme frénésie
l’espérance ardente... Oui ! encor et toujours
effacer la grisaille au tableau noir des jours

chausser aux douze pieds les bottes de sept lieues
pour envoler le rêve aux immensités bleues
Car quand le vers édicte un moule trop étroit
ou la rime au rythme, rien ne sert d’être adroit

Il faut briser le joug ! accepter d’être un cancre
ouvrir sa veine aux pleins chants des cœurs et des mers
cesser d’emboire sa plume dans un sang d’encre

et jouer la danse de l’aigle dans les airs
Le poëte enfin salue l’aïeul, déférent,
car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand !

Ainsi, je peux avoir un sonnet tout en rimes masculines :

Réveil

Quelle femme verra dans mes yeux la douceur ?
Au goût l’amertume qu’y laissent les amours
Allées (Une jeune fille a voulu mon corps
Mais s’est enfuie lorsque j’ai mis à nu mon cœur

Son visage et son nom disparus dans la nuit
Que reste-t-il de la fille qui m’a séduit ?
Un animal blessé qui ne sait pas soigner
Sa douleur et sa plaie qui n’a plus qu’à saigner

Et son sang et ses pleurs, versés dans un grand cri).
Éternel ingénu d’une chimère épris
Je rouvre les yeux comme on sort d’un cauchemar

Pour découvrir le vide où je voyais l’amour
La femme de mes jours - fugace vision -
Pure et idéale, se nomme ... Illusion

ou le composer en alignant des distyques :

Vœux

J’envisage demain et je reste sans force
Mais la sève encore afflue sous ma rude écorce
Je lutterai sans relâche, obstiné, têtu...
Je me sens comme un chien abandonné, battu

Dont la clameur ambiante étouffe la plainte
Qui ne réussit plus à observer sans crainte
Les hommes d’aujourd’hui, leur monde sans chaleur
(Qu’ils ne croient pourtant pas que ma peur est la leur !...)

Comme qui n’en peut plus d’avoir souffert longtemps
Comme un hère épuisé allant la tête vide
Le cœur bouleversé mais toujours palpitant

Promenant autour de lui un regard lucide
Altérant le désir d’être aimé et d’aimer
L’Inconnue qui me réapprendra à chanter...
Et ainsi de suite... Lorsque vous écrivez 184 sonnets (pour l'instant, car j'en composerai sûrement d'autres), il faut varier, changer les dosages, l'alternance des rimes (féminines, masculines), échapper aux règles au gré des humeurs, des inspirations ! Inspirer, expirer, respirer, sous peine d'infinie monotonie...

En créant ce corpus, je me suis demandé quel était le plus beau, mais je n'arrive pas à trancher. Il y en a de nombreux que je trouve très beaux, modestement parlant, que ce soit ceux sur les métiers (Du Travail) ou ceux de L'Île, dont le premier, qui introduit le recueil :
Jaillissement

Naisse… de la terre et l’eau la vie, la sculpture
La première gicle des doigts du Créateur
Qui d’un bloc de glaise plasme un corps et un cœur
Soufflant à travers l’homme une âme à la nature

La seconde jaillit de la main du sculpteur
Qui incarne le désir à la pierre dure
Insufflant toute son âme à sa créature
– La force d’un esprit dépend de la hauteur

À laquelle il puise sa source : Michel-Ange
Voyant un jour la fantasmagorie étrange
Des nues moutonnantes déployées par le vent

La puissance inspirée de son génie fébrile
Lui fit peindre au ciel la création d’Adam
Puis il prit un nuage et y sculpta… une île !
Il peut également sembler anachronique d'écrire encore des sonnets au XXIe siècle, sauf pour quelqu'un comme moi, qui a sa langue pour patrie :
L’Air du temps

Pourquoi m’entêter à composer des poèmes
À l’heure où l’art croupit au fond d’un débarras
Où trop de créateurs fort satisfaits d’eux-mêmes
N’ont pour seul objectif que l’œil des caméras ?

Pourquoi rimer encor sur les pas de Racine
Des vers de Hugo, des sonnets de Heredia
Des odes de Musset, Vigny ou Lamartine
À l’âge virtuel et l’ère hypermédia ?

Car la langue est forêt ! pleine de folles herbes
Où les jeunes plants poussent au flanc des vieux arbres
Dont ils tirent leur sève et puisent leurs substrats

Avant d’épanouir, de croître et, autonomes
De séduire enfin les plus subtils odorats
Par les notes de cœur de leurs riches arômes…
En fait, lorsque s'épousent le fond et la forme pour accoucher du sens, quoi de plus moderne ?

Allez, un dernier pour la route :
L’Enfant

Rêve ou réalité, je vois mes grands-parents
Me raconter de jolies et tendres histoires
Leurs amours leurs départs leurs échecs leurs victoires
Les idéaux jamais perdus de leurs vingt ans

Avec dans leur cœur une très grande sagesse
Et des mots plein les yeux, des rayons plein la voix
Je me souviens si fort que j’étais - je le crois -
Sous l’immense pouvoir de l’immense tendresse

De mes aïeuls Le Ray, de mes aïeuls Durand
Ils accompagneront toute sa vie durant
De leur invisible et chaleureuse présence

Leur petit-fils qui porte sur son front le sceau
Indélébile et doux, de leur céleste absence
Du loin de leur tombe, penchée sur son berceau !
Un sonnet qui n'est qu'un rêve, puisqu'en réalité je n'ai connu aucun de mes 4 grands-parents...
Par contre, allez comprendre, dans les années 60, je me souviens avoir rendu visite, avec ma mère, à mon arrière-grand-père maternel, dont le portrait orne fièrement un mur de mon appart en France !


La photo n'est pas de qualité, mais pour l'instant je n'ai rien d'autre sous la main. Je la remplacerai le moment venu...


mercredi 1 septembre 2021

Histoire de la traduction automatique à base de règles

20 anni prima della pubblicazione di Translation, il memorandum di Warren Weaver (nel 1949), e 25 anni prima dell'esperimento Georgetown-IBM di traduzione automatica a base di regole (nel 1954)!

Cette étude fut présentée au mois de décembre 1929...
20 ans avant la publication de Translation, le mémorandum de Warren Weaver (en 1949), et 25 ans avant l'expérience de Georgetown-IBM sur la première traduction automatique à base de règles (en 1954) !

This study was presented in December 1929...
20 years before the publication of Translation, the Warren Weaver memorandum (1949), and 25 years before the Georgetown-IBM rule-based machine translation experiment (1954)!

*

Il y a toujours eu, à toutes les époques, des femmes et des hommes en avance sur leur temps. Tellement en avance que leurs contemporain(e)s les ont totalement ignoré(e)s, et parfois même leur postérité. C'est le cas de Federico Pucci, bien que je ne désespère pas que son rôle de précurseur de la traduction automatique soit finalement reconnu d'ici au centenaire de sa publication phare (1931) : Il traduttore meccanico ed il metodo per corrispondersi fra Europei conoscendo ciascuno solo la propria lingua : Parte I (Traduzioni dalla lingua estera).


Soit « Le traducteur mécanique et la méthode pour correspondre entre européens, chacun en connaissant uniquement sa propre langue », 1e partie (Traductions à partir de la langue étrangère). Publié durant la neuvième année de l'ère fasciste (!), c'est l'ouvrage le plus complet, 68 pages de descriptions, dans lequel il nous dit que son étude fut présentée pour la première fois en décembre 1929, (soit vingt ans avant la publication de Translation le 15 juillet 1949, le mémorandum de Warren Weaver universellement considéré comme le tout-début de la réflexion sur la traduction automatique), et développée ensuite dans une dizaine de livres dédiés (ceux dont j’ai connaissance, ce qui n’exclut pas qu’il ait pu en écrire d’autres, encore à trouver…), rédigés pendant près de 30 ans.

Dans son ouvrage intitulé Babel 2.0 - Où va la traduction automatique ? (Odile Jacob, 2019), Thierry Poibeau nous dit ceci: Pour les aspects historiques, on consultera le site Web extrêmement complet de John Hutchins (http://www.hutchinsweb.me.uk/). Et d'ajouter : Les aspects historiques [de la traduction automatique] sont très bien documentés grâce au travail extrêmement minutieux et complet de John Hutchins. Il nous cite d'ailleurs trois livres de référence :

  • John Hutchins, Machine Translation : Past, Present, Future, Ellis Horwood (Ellis Horwood Series in Computers and their Applications), 1986.
  • John Hutchins et Harold L. Somers, An Introduction to Machine Translation, Academic Press, 1992.
  • John Hutchins, Early Years in Machine Translation : Memoirs and Biographies of Pioneers, John Benjamins, 2000.

Donc, concernant John Hutchins, décédé en janvier de cette année, son site n'est plus en ligne (si ce n'est cette version d'archive), ce qui est fort dommage car c'était une véritable mine d'informations sur la TA (Si les livres et documents de John Hutchins ne sont plus disponibles aujourd'hui, j'en tiens une copie à disposition de celles et ceux qui souhaiteraient approfondir cette histoire). C'est aussi grâce à lui que j'ai découvert l'existence de Federico Pucci, comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer :
S’il est un chercheur qui fait autorité dans l’histoire de la traduction automatique, c’est bien John Hutchins, dont l’article « Machine Translation: History », publié en 2006 dans l’Encyclopedia of Language & Linguistics, Second Edition, Éd. Elsevier, commence par le chapitre « Precursors and Pioneers, 1933–1954 » ; en voici le début (1) :
Although we might trace the origins of ideas related to machine translation (MT) to 17th-century speculations about universal languages and mechanical dictionaries, it was not until the 20th century that the first practical suggestions could be made, in 1933 with two patents issued in France and Russia to Georges Artsrouni and Petr Trojanskij, respectively. Artsrouni’s patent was for a general-purpose machine that could also function as a mechanical multilingual dictionary. Trojanskij’s patent, also basically for a mechanical dictionary, went further with detailed proposals for coding and interpreting grammatical functions using ‘universal’ (Esperanto-based) symbols in a multilingual translation device. 
Il y est donc clairement établi que les précurseurs/pionniers de la TA sont Georges Artsrouni et Petr Trojanskij, et l’année de référence est 1933. Une assertion unanimement reconnue et, à ma connaissance, jamais remise en question par qui que ce soit.

Pourtant, dans des documents antérieurs, rédigés par ce même John Hutchins, celui-ci mentionne par deux fois un certain Federico Pucci, de Salerne. La première fois en 1997, dans un document intitulé « First Steps In Mechanical Translation » (2) :
In August 1949, the New York Times reported from Salerno that an Italian named Federico Pucci, had invented a machine to translate, saying that it would be exhibited at a Paris Fair; but no more was to be heard of it. 
Puis, dans une mise à jour datée de 2005 (3):
On 26 August 1949, the New York Times reported (page 9) from Salerno:  Federico Pucci announced today that he had invented a machine that could translate copy from any language into any other language. He said that the machine was electrically operated, but refused to disclose details. He said that he would enter it in the Paris International Fair of Inventions next month.   
It is uncertain whether Pucci had any knowledge of Huskey’s proposals, and it seems most unlikely he knew about Weaver's memorandum or the British experiments. In any event, there is no trace of any demonstration at the Paris fair; and nothing more is known about Pucci 
Soit une dizaine de lignes en tout, mais qui donnent le départ d’une extraordinaire découverte, doublée d’une formidable aventure humaine : celles de Federico Puccidont nul n’avait jamais connu rien d’autre que ces quelques mots, jusqu’à ce qu’une irréfrénable curiosité ne me pousse à en savoir davantage…
En fait, dans le premier document où il mentionne Pucci, John Hutchins cite également le passage d'une lettre de Descartes au père Marin Mersenne, datée du 20 novembre 1629, qui préfigure selon lui la manière dont pourrait fonctionner un dictionnaire « mécanique » interlangue (je modernise l'orthographe) :
Toute l’utilité donc que je voie qui peut réussir de cette invention, c’est pour l’écriture : à savoir, qu’il fit imprimer un gros Dictionnaire en toutes les langues auxquelles il voudrait être entendu, et mit des caractères communs pour chaque mot primitif, qui répondissent au sens, et non pas aux syllabes, comme un même caractère pour aymer, amare, et ϕιλειν ; et ceux qui auraient ce Dictionnaire, et sauraient sa Grammaire, pourraient en cherchant tous ces caractères l’un après l’autre interpréter en leur langue ce qui serait écrit...

En somme, les bases de la méthode inventée par Pucci trois siècles plus tard !

La « préhistoire » de la T.A. est donc essentiellement marquée par deux noms : René Descartes et Gottfried Wilhelm Leibniz, qui en jettent certaines bases conceptuelles.

Selon John Hutchins et Harold L. Somers, Descartes et Leibniz envisageaient à cette époque de créer des dictionnaires mécaniques en utilisant des codes numériques universels (« Both Descartes and Leibniz speculated on the creation of dictionaries based on universal numerical codes », in An introduction to machine translation).

Descartes nous en dit plus sur l’invention de la langue universelle dans sa correspondance :

Pour être vraiment telle, une langue doit naître de la « vraie » philosophie et donc procéder d’une réforme qui transpose dans les pensées le même ordre simple et naturel qui existe entre les nombres. Les pensées deviendraient alors claires et simples et il serait « presque impossible » de se tromper. Le premier pas à accomplir, précise Descartes, n’est pas d’inventer les mots primitifs et les caractères de la langue universelle, ni de garantir des temps rapides d’apprentissage, mais d’établir « un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l’esprit humain, de même qu’il y en a un naturellement établi entre les nombres ». On pourrait alors inventer des « mots » et les ordonner comme on ordonne les langages inventés pour représenter les nombres et comme on apprend « en un jour à nommer tous les nombres jusqu’à l’infini, et à les écrire en une langue inconnue, qui sont toutefois une infinité de mots différents », et « faire le même de tous les autres mots nécessaires pour exprimer toutes les autres choses qui tombent en l’esprit des hommes ». Ainsi naîtrait une vraie langue universelle, puisque telle est la langue capable de représenter les pensées ordonnées dans l’esprit de l’homme, les idées simples. Une telle langue s’affirmerait « bientôt parmi le monde » et beaucoup seraient disposés à employer « cinq ou six jours de temps pour se pouvoir faire entendre par tous les hommes ».
La langue universelle ne peut donc naître qu’après avoir ordonné, distingué et énuméré les pensées des hommes de façon à les rendre claires et simples. C’est là « le plus grand secret qu’on puisse avoir pour acquérir la bonne science ». Reposant sur la connaissance des « idées simples », une telle langue deviendrait facile à apprendre, à prononcer et à écrire : « Et si quelqu’un avait bien expliqué quelles sont les idées simples qui sont en l’imagination des hommes, desquelles se compose tout ce qu’ils pensent, et que cela fût reçu par tout le monde, j’oserais espérer ensuite une langue universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à écrire, et ce qui est le principal, qui aiderait au jugement lui représentant si distinctement toutes choses, qu’il lui serait presque impossible de se tromper ».
Une langue universelle est donc une langue des pensées ordonnées, mais aussi des pensées claires et simples. Les mots dont les hommes disposent ne possèdent, au contraire, que des significations confuses, ce qui explique pourquoi on n’entend presque rien parfaitement.
Source : Lettre au père Marin Mersenne du 20 novembre 1629, B 24, p. 92-97. « La lettre a été étudiée, dans la littérature critique cartésienne, surtout par rapport au projet de langue artificielle, en y voyant même parfois un antécédent de la caractéristique universelle de Leibniz… »
in DESCARTES : TRADUCTION, VÉRITÉ ET LANGUE UNIVERSELLE
Giulia Belgioioso (Université de Lecce)

*

J'ai contacté John Hutchins par deux fois, en avril 2018 et en mars 2019, pour lui exposer la suite de “and nothing more is known about Pucci...”, sans aucune réponse de sa part. J'espère toutefois qu'il aura lu mes articles dont je lui fournissais les liens.

Car, de fait, la découverte de Federico Pucci remet totalement en question l'histoire de la traduction automatique, et notamment celle de la première méthode (utilisée pendant un demi-siècle de façon pratiquement exclusive) à base de règles : sigle RBMT (pour Rule-Based Machine Translation), dont la "première" démonstration de l’histoire est connue dans ses moindres détails : date, lieu, équipe, langues, déroulement, etc., comme je l'ai expliqué ici :

En fait, une anecdote plus qu’une véritable démonstration scientifique : nous sommes le 7 janvier 1954, à New York, au siège d’IBM, l’équipe est une collaboration entre la Georgetown University (M. Paul Garvin pour la partie linguistique) et IBM (M. Peter Sheridan pour la partie programmation), la paire de langues est le russe et l’anglais, un lexique de 250 mots choisis avec soin, quelques dizaines de phrases, 6 règles !

Le lendemain, IBM annonce dans un communiqué de presse :
And the giant computer, within a few seconds, turned the sentences into easily readable English. 
Ce même communiqué mentionnait cette phrase du professeur Leon Dostert, de l'Université de Georgetown, selon lequel, en l’espace de quelques années la traduction automatique aurait pu devenir réalité :
Doctor Dostert predicted that “five, perhaps three years hence, interlingual meaning conversion by electronic process in important functional areas of several languages may well be an accomplished fact.” 
Ainsi Federico Pucci avait anticipé d'un bon quart de siècle l’expérience de Georgetown-IBM, puisqu'il présenta pour la première fois sa méthode à Salerne, inventée de A à Z, en décembre 1929 !

*

Depuis quatre ans (premier billet : mars 2017) que j'ai dévoilé - et documenté en trois langues - l'expérience de Pucci dans ses moindres détails, jamais aucun chercheur / spécialiste / universitaire impliqué dans la traduction automatique n'a relayé cette antériorité absolue de Federico Pucci et sa qualité de précurseur ! Jamais personne (à part moi) n'a daigné reprendre et interroger l'histoire de la TA pour y intégrer Pucci à la première place, alors qu'il a conçu il y a 90 ans la portée de la TA telle qu'on la connaît à présent dans la vie de tous les jours : accessible et abordable à toutes et à tous (il n'aurait quand même pas pu arriver à en imaginer la gratuité !), contrairement aux autres précurseurs qui n'ont fabriqué que d'énormes machines très compliquées depuis longtemps passées aux oubliettes de l'histoire.

À l'opposé, la modernité de son livre a consigné noir sur blanc à l'histoire les deux premiers exemples de textes traduits "mécaniquement", l'un de l'italien au français, et l'autre du français à l'italien !

Or, là encore, jamais aucun chercheur / spécialiste / universitaire impliqué dans la traduction automatique n'a daigné étudié la méthode inventée par Pucci : inconnu de son vivant, et encore totalement snobé près d'un cinquantenaire après sa mort. 

Une cruelle injustice dont j'espère qu'elle sera réparée avant le centenaire de la publication de « Le traducteur mécanique et la méthode pour correspondre entre européens, chacun en connaissant uniquement sa propre langue ». Ce sera dans dix ans, en 2031, ça nous laisse encore de la marge...



P.S. Juste pour la précision, voici la décennie des années 30 de mon histoire actualisée de la traduction automatique (2017) :

2. Années 30 du XXe siècle : les précurseurs 

Passons maintenant du début des années 30 au Web, c’est-à-dire du premier « traducteur mécanique » de Federico Pucci à la moderne « traduction automatique neuronale » (voir ici une comparaison...) :

1929 (décembre) : Federico Pucci présente pour la première fois à Salerne son étude sur le "traducteur mécanique".

1930 [mise à jour] : présentation à l'Exposition Nationale de Bolzano, section littéraire, du dispositif "traducteur mécanique" de Federico Pucci, primé avec une médaille d'argent.

1931 : Federico Pucci publie à Salerne la partie I de ce qui est vraisemblablement le premier ouvrage jamais publié sur un dispositif de "traduction mécanique" : « Le traducteur mécanique et la méthode pour correspondre entre européens, chacun en connaissant uniquement sa propre langue ». 


1932 : construction probable d’une première machine à traduire de Georges Artsrouni, détruite par la suite, aucun document la concernant n'ayant été conservé, si ce n’est une photographie ne permettant pas d'en donner une description. (Source)

1932 : Warren Weaver devient directeur de la Fondation Rockfeller

1933 : dépôt du brevet et présentation aux autorités soviétiques de la machine de Petr Petrovič Smirnov-Trojanskij, sans doute restée à l'état de plans et de description. (Source)


1933-1935 : construction du « cerveau mécanique » de Georges Artsrouni :


1935 : présentation du « traducteur mécanique » de Federico Pucci au Concours d'inventions ouvert dans le cadre de la Foire de Paris (ou plutôt de sa "méthode à traduire les langues sans les connaître", primée par une médaille d'argent)

1937 : Georges Artsrouni présente quelques machines à l'Exposition Nationale de Paris, dont le principe fut couronné d'un diplôme de Grand Prix pour la mécanographie, selon l'inventeur lui-même.

1939-1945 : Deuxième Guerre mondiale...