Ce n'est pas moi (seul) qui le dit, mais ChatGPT :
L’affirmation « plus l’IA est puissante, plus on a besoin d’humains pour la cadrer » s’applique au domaine de la traduction, un des premiers secteurs touchés par l’IA...
Entre autres ! Après avoir tenté de plaider pour une utilisation responsable de l'IA par les LSP (ou les intégrateurs de solutions linguistiques, si vous préférez), autant vis-à-vis d'eux-mêmes que des clients et des traducteurs, je me rends compte que la « révolution IA » arrive aussi vite pour eux que pour nous. Sont-ils plus préparés que nous ne le sommes ?
J'ai reçu cette semaine une offre de travail d'un LSP pour un responsable linguistique dans le cadre d'un projet de longue durée en langue française. Parmi les caractéristiques minimales recherchées pour le profil, en plus d'une décennie d’expérience avérée dans le domaine linguistique, en gestion de projets, encadrement d’équipes, d'aptitudes à la communication, de disponibilité sur le long terme, etc. etc., il faut aussi - et surtout - être expérimenté dans les projets liés à l’intelligence artificielle, incluant la création de prompts ainsi que la génération et la régénération sur de grands modèles de langage (LLM) !
Ma question est simple : quel professionnel, en 2025, maîtrise un tel éventail de compétences ?
Disons un linguiste-ingénieur senior, un profil hybride d'une extrême rareté. Or tout ce qui est rare est cher ! C'est à se demander si le LSP qui lance une telle offre est bien responsable (voir plus haut) et conscient de tous les tenants et les aboutissants qu'elle implique...J'ai tenté d'approfondir la chose en lui envoyant ce message :
Merci pour cette opportunité et pour avoir pris ma candidature en considération.
Le poste que vous décrivez — qui associe expertise linguistique de haut niveau, expérience en gestion d’équipe et de projet et familiarité avec la structuration de processus automatisés ou semi-automatisés liés à l’intelligence artificielle — vise un profil d’une grande rareté, hautement spécialisé, que l’on pourrait qualifier de linguiste-ingénieur hybride senior.
Ce rôle correspond bien à mon parcours au plan linguistique et managérial, mais pour ce qui est des composantes liées à l’IA, je pense que même un professionnel expérimenté aurait grand profit à suivre une introduction structurée aux workflows spécifiques du projet, en particulier puisqu’il s’agit d’un rôle de coordination et de leadership.
Je suis conceptuellement à l’aise avec ces technologies et activement engagé dans cet univers en évolution rapide et constante. Toutefois, pour garantir une efficacité optimale et une forte intégration opérationnelle avec vos outils et vos attentes, je suggérerais d’inclure une phase initiale dédiée de mise en route et de montée en compétences dès le démarrage de la mission.
Si cette approche vous semble envisageable, je serais heureux d’échanger sur les prochaines étapes et aimerais également en savoir davantage sur les détails concrets du projet.
Aucune réponse ! Bon, j'espère pour eux qu'ils trouveront la perle rare, mais je m'interroge sur cette façon, insensée selon moi, d'aborder des projets si délicats.
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Il fut un temps où la traduction, c'était la traductrice, le traducteur. Aujourd'hui la traduction, c'est 95% l'IA + 5% la traductrice ou le traducteur ! Pire encore, dans l'esprit de la plupart des clients (voire des LSP), le travail de la traductrice, du traducteur, ne compte rien. Ou si peu. Trois fois rien, en fait (même si, comme disait Devos, trois fois rien c'est déjà quelque chose...). Au mot près, ce que j'écrivais il y a déjà dix ans dans mon plaidoyer pour un marketing de la traduction :
La traduction a été mise à mal ces dernières années : pas seulement dans les grandes écoles ou les universités, mais également auprès des agences de traduction, voire des traducteurs eux-mêmes et, last but not least, des clients qui en sont les destinataires. Autant d’acteurs pour lesquels l’image de la traduction est souvent ternie, dévalorisée. Ce marasme impacte défavorablement le marché et la pratique du métier à tous les niveaux, des tarifs à la perception générale que s’en font les différentes parties prenantes.
L’avènement d’Internet et l’explosion de la traduction automatique gratuite n’y sont pas pour rien ! Avec en parallèle une concurrence devenue mondiale (déloyale, diraient certains…) du jour au lendemain, et un nivellement des prix par le bas qui semble inarrêtable.
vaut à l'identique pour les traducteurs/les traductrices ! Leur image est profondément ternie, dévalorisée, leur travail n'est pas reconnu, ou si peu, leurs compétences encore moins, et ainsi de suite. Or pour reprendre les termes de Sandrine Cabaud, citée en exergue, notre métier n’est pas un service après-vente de DeepL, où l'on exige juste de la traductrice ou du traducteur de réviser des contenus traduits en 2 secondes par une IA, de sauver des articles massacrés à coups d’automatisation, d’être rapides, bons, dispo… et invisibles. Et payés une misère, ajouterais-je.
Dans le cadre 95% IA / 5% finition (ces 95% que je qualifie depuis des années d'industrialisation du good enough), les 5% de finition sont autant dévalorisés que les traducteurs ! Pour les LSP/clients, cela semble être un simple complément du 95% IA, une opération de peu d'importance qui coule de source. Il s'agit d'un grave malentendu, d'une sous-estimation chronique de ce qu'est véritablement la finition :
C'est la finition qui qualifie le traducteur de métier, qui définit le degré ultime de la qualité ! Une IA traductionnelle n'est ni plus ni moins qu'un stagiaire : sans vérification et correction finales, le client n'en aura jamais pour son argent (quand bien même il aurait payé très peu, if you pay peanuts you get monkeys), car en réalité aucun agent intelligent (intellagent ?) artificiel n'est (encore) en mesure d'assurer seul ce niveau de finition.
5%, ça semble peu mais c'est énorme : imaginez un Rafale, qui se compose d'environ 300 000 pièces, dont 15 000 (5%) seraient défectueuses ou le fruit d'erreurs de conception ! Idem pour une traduction, d'autant plus lorsqu'elles sont sensibles.
Cette semaine, une agence avec laquelle je collabore a envoyé un mail à tous ses traducteurs, en leur disant que compte tenu du marché actuel de la traduction, ils étaient contraints de se recentrer sur la MTPE, de baisser les tarifs et d'augmenter la productivité : notre principal client exigeant des livraisons de plus en plus rapides, nous devons poser une autre condition à la poursuite de notre collaboration : lorsque nous vous enverrons une traduction pré-traduite à post-éditer pour ce client, vous disposerez de 5 heures pour traiter jusqu’à 5 000 mots !!!
Autrement dit, 1000 mots de l'heure et livraison dans la foulée ! Cette condition est totalement incongrue. A minima, j'aurais compris une livraison J+1, mais livrer le jour même ne se justifie en aucun cas. Cela ne peut pas être une exigence commerciale (il y a parfois de réelles urgences, mais par définition elles ne sont pas programmables...), c'est juste un préalable pour mettre la traductrice, le traducteur, en situation de bâcler son travail. Qui plus est pour des clopinettes. Totalement inacceptable d'une part, et contre-productif (anti-économique) de l'autre, autant pour le client/LSP que pour la traductrice, le traducteur.
Il faut quand même savoir que la plupart des clients habituels en traduction sont de grosses boîtes, qui dégagent généralement des millions de CA quand ce n'est pas de bénéfices, et que cette course effrénée à la baisse (la casse) des prix n'est le fruit d'aucune contrainte financière, si ce n'est pour graisser l'actionnaire. Les traducteurs sont juste des variables d'ajustement, corvéables à merci, une expression qui nous vient directement du Moyen Âge, lorsque les serfs étaient soumis à des corvées sans pouvoir s'y opposer (et à des impôts arbitraires de la part de leur seigneur).
Un demi-millénaire plus tard, les choses n'ont pas changé. Elles régressent même, chaque jour davantage. C'est quand même beau, le progrès social...