lundi 18 mars 2013

Pourquoi Beppe Grillo fait peur ? Et à qui ? - III

Troisième et dernier billet consacré à l'ingrédient Transparence de la "recette Grillo" avec laquelle j'ai tenté d'expliquer pourquoi en l'espace de trois ans (à tout casser), son Mouvement est devenu le premier mouvement (il n'aime surtout pas qu'on le définisse un "parti") politique italien :


* * *

Mais avant d'aborder ce troisième aspect (que j'avais initialement pensé conclure en répondant à la question posée en titre), je vais changer mon fusil d'épaule pour répondre d'abord à la seconde partie de la question, en faisant miens ces mots de Manuel Castells, publiés début mars dans le quotidien catalan La Vanguardia, dans un article intitulé : Qui a peur de Beppe Grillo ?
Respuesta: la clase política de toda Europa, italiana, alemana o española. Porque pese a la decadencia, corrupción y falta de representatividad del sistema político, mientras todo siga atado no hay necesidad de cambiar un orden de cosas que perpetúa su poder y su impunidad. (…) De ahí que cunda la alarma, desde los mercados financieros hasta los titulares de la prensa. Lo que se tomaba como broma se convierte en amenaza a la partitocracia. (…) 
[Et donc tout le monde s’en donne à cœur joie pour tirer sur le bouffon et démasquer ses contradictions à qui mieux-mieux.]
Pero esas contradicciones forman parte de la innovación política. Una innovación necesaria en una situación de profunda crisis económica, social e institucional donde los instrumentos de representación y gestión ya no funcionan. Innovar o morir. Porque de muerte de un sistema político se trata.
« Réponse : toute la classe politique européenne, en Italie, en Allemagne, en Espagne. Car là où la décadence, la corruption et le manque de représentativité caractérisent le système politique, celui-ci fait semblant de rien et ne songe pas le moins du monde à desserrer son emprise ni à modifier un ordre des choses qui lui sert à perpétuer son pouvoir et son impunité. D'où les marchés financiers et les grands patrons de presse en alarme, car celui qu'ils regardaient comme un comique troupier commence à devenir une menace pour la partitocratie... »

Tiens, ça me rappelle un autre grand comique troupier qui fit chier dans leur froc les politiques, en son temps, à la fin il les faisaient plus franchement rire ! On le voit ici dans sa dernière apparition au cinéma, au côté de ... Beppe Grillo, quelle coïncidence, non ? Contradictions, contradictions, est-ce que j'ai une gueule de contradictions, dirait Arletty...


Et Manuel Castells de poursuivre : « Pour autant ces contradictions font partie de l'innovation politique, une innovation vitale dans ce contexte de crise économique, sociale et institutionnelle profonde, où les moyens traditionnels de la représentation et de la gouvernance ne marchent plus. Innover ou mourir, donc. Car ce dont nous parlons ici, c'est bien de la mort du vieux système politique. »

Or l'innovation est sans aucun doute la caractéristique dominante de l'offre politique de Grillo. Une innovation tous azimuts qui investit toute la sphère politique et la société italiennes avec la force d'un ... tsunami, pour reprendre ses propres paroles. Et qui oblige donc les partis traditionnels à s'adapter (en innovant, justement), ou mourir (je ne parle pas ici du "parti des libertés", qui n'est pas un parti, mais un clan, à la botte d'un vieux fou qui fera avec acharnement tout ce qu'il peut pour détruire ce qu'il n'a pas encore réussi à détruire et à souiller dans ce pays).

Dans cette mouvance (j'allais écrire "jouvence"...) Pierluigi Bersani, vainqueur formel des élections, a été contraint de proposer deux personnalités importantes pour présider la Chambre des députés, et le Sénat. Laura Boldrini pour la première, et Pietro Grasso pour le second.

Donc le ballottage au Sénat se jouait entre Renato Schifani, ex-avocat de mafieux, et Grasso, ex-Procureur national anti-mafia, autant dire le jour et la nuit (quand bien même la carrière de Grasso n'est pas sans ombres non plus, j'y reviendrai peut-être un jour...). Et bien que le mot d'ordre des sénateurs de Grillo fût de voter blanc, 13 d'entre eux allergiques à Schifani et à tout ce qu'il représente, notamment en Sicile, ont préféré voter pour Grasso en contrevenant aux indications du Mouvement.

Patatrac ! Dans un mini-billet posté hier soir sur son blog (l'un des 20 premiers au monde en termes d'audience, quand même), qui s'intitule Transparence et vote secret et compte à l'heure où j'écris quelque 12400 commentaires (!!!), Grillo fustige les "traitres" en leur demandant de se nommer et de tirer les conséquences de leur geste en démissionnant...

Je vous dis pas le bordel ! Ce matin j'avais commencé à ébaucher une analyse des 3000 premiers commentaires, mais ça n'a pas arrêté toute la journée, et à la fin j'ai renoncé : trop, c'est trop :-)

Cela étant, certains des sénateurs "coupables" ont déjà réagi, il faudra voir dans les prochains jours la tournure que prendra l'affaire. Mais ce qui est intéressant par rapport aux habituelles magouilles des partis traditionnels, qui font leur cuisine dans le plus grand secret, là tout est public et objet de débat, et je peux vous dire que les commentaires ne vont pas que dans un sens...

D'ailleurs l'une des principales menaces pour l'establishment politique dont Grillo n'a jamais fait mystère, c'est justement d'être fermement décidé à "ouvrir le parlement comme une boîte de thon" et à tout balancer en public. Imaginez la terreur des pouvoirs en place lorsqu'il faudra voter la présidence de la commission sur les services secrets, qui conservent dans leurs archives près de 70 ans de sanglants massacres JAMAIS résolus, et dans lesquels l'état italien a toujours joué un rôle de premier plan...

Ça nous donnerait un gigantesque Italeaks à faire pâlir d'envie Assange !

Donc, sur ce point, il est évident que ceux qui tirent les ficelles depuis tous temps feront le nécessaire pour tuer dans l'oeuf les velléités de transparence de Grillo, mais ceci dit leur tâche devient beaucoup plus complexe qu'auparavant pour continuer à tromper le gentil troupeau du "peuple souverain".

Nous verrons...

* * *

De cet activisme utopique, Manuel Castells disait :
Toutes les grandes idéologies et mouvements de l’Histoire seraient ainsi parties de l’utopie : le libéralisme, le communisme, le socialisme sont des utopies. Les pratiques matérielles s’organisent toujours autour de systèmes de références et apparaissent comme irréalisables pour un certain nombre d’acteurs de la société. La réponse des acteurs de ces utopies (dans le cas de ces réseaux de solidarité), c’est que c’est le système actuel qui ne peut pas fonctionner et ne fonctionne plus, un système politique qui n’est pas légitime et contesté par l’ensemble des gens et rejeté par des secteurs de plus en plus large de la société.
Oui mais voilà, si l'utopie qualifie a priori un militantisme qui refuse toute institutionnalisation, alors le Mouvement 5 Étoiles de Grillo vient de franchir un pas de plus dans la réalité en pénétrant dans les institutions, justement pour montrer que c'est possible de changer la société, de l'intérieur de ses institutions.

Dans une réflexion de Manuel Castells, toujours lui, intitulée « Ni dieu ni maître : les réseaux » (que je vous invite chaudement à lire, février 2012), l'auteur annonce :
Un nouveau système de communication a émergé : une auto-communication de masse à travers les sites de réseaux sociaux, les blogs... Ce nouvel environnement communicationnel modifie profondément les relations de pouvoir. À travers plusieurs analyses de cas, dont les récents événements du « printemps arabe » et le mouvement des « Indignados », M. Castells montre dans sa conférence les conséquences de cette évolution sur les processus politiques et les mouvements sociaux.
Ce qui se passe à présent en Italie en est le parfait paradigme, et pourrait fort bien s'étendre à l'Europe bien plus vite qu'on ne le croie (trois ans pour l'Italie, combien de temps pour l'Europe ?). Ça c'était la réponse au "pourquoi" ! La crise chypriote enseigne, ou devrait enseigner...

Jean-Marie Le Ray


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