IA inside
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Près de vingt ans après ma tentative de conceptualisation initiale, le palimptexte doit être redéfini (voire défini tout court) à l'ère des LLM et de l'intelligence artificielle générative. C'est une notion qui m'est chère et que je n'ai pas songé d'abandonner une seule seconde. Quand bien même elle n'a jamais trouvé le moindre écho nulle part.
Ce billet est donc le septième que j'y consacre :
- L'Internet aujourd'hui : de l'hypertexte au palimptexte (2006)
- Palimptexte : une tentative de définition (2006)
- Welcome in the World Century (2007)
- Welcome to the Word Century (2011)
- Le palimptexte terminologique (2016)
- Palimptextes poétiques (2023)
Genèse et 20 ans d'évolution, en 5 grandes étapes :
- 2006-2007, billets de 1 à 3 : contexte Web 2.0, formalisation initiale du concept et réflexion sur la mutation culturelle induite par le Web (stratification billets de blog + commentaires, mais encore largement textuelle) ;
- 2011, billet 4 : vers le Word Century, explosion de la production écrite humaine (réseaux sociaux, tweets, microformats, etc.), première prise de conscience sur le phénomène massif de la textualité numérique ;
- 2016, billet 5 : fiche terminologique, apparition de la multimodalité liée aux smartphones et aux plateformes (écrit, oral, image, vidéo), intégration de plusieurs médias, sans les penser encore comme couches stratifiées et sans rompre avec la logique textuelle ;
- 2023, billet 6 : dimension poétique, quasi anthropologique (geste, trace, survivance) et expérientielle du concept, le palimptexte est exploré comme lieu de création, de mémoire, comme préparation implicite du passage à une vision sémiotique complète ;
- 2025, ce billet : palimptexte 3.0, nécessité d’une redéfinition due à l’essor massif des LLM et IA génératives. Le palimptexte acquiert en outre une dimension politique et devient terrain de lutte pour le discernement dans un monde saturé de langage.
De "Welcome to the Word Century", nous y allons, à "Welcome in the Word Century", nous y sommes !
De "on part du mot et on arrive au monde" en 2016, à "on part du monde et on arrive au mot" dix ans plus tard. Explications.
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Dans les décennies 2000-2010, "on part du mot et on arrive au monde" décrivait, selon moi, l’économie du Web 2.0 : le mot clé saisi dans un moteur devient une clé d’accès à l’univers du Web, un portail ouvert sur la pluralité dynamique du monde numérique, avec également des conséquences IRL, implicites ou explicites.
Ce n'est plus le cas aujourd'hui, ou ça le sera toujours moins. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, "on part du monde et on arrive au mot" n'est pas une évolution positive, mais une régression. "Bienvenue dans le siècle des mots" traduit désormais l'humanité immergée, saturée, dissoute dans le langage, noyée 24/7/365 dans des océans de mots - faux, vrais, gris, etc., tous médias confondus - au point qu'elle devient incapable (c'est bien le but) de démêler le vrai du faux, alors même que les progrès actuels (jamais atteints depuis l'aube de l'humanité) devraient justement lui permettre, la mettre en condition, d'exercer son discernement.
Cela signifie que nous sommes définitivement entrés dans l'ère où les humains ne se sauveront, ou ne survivront, que dans la mesure où ils seront capables de discerner entre information/désinformation, vérité/mensonge, transparence/manipulation ou propagande, blanc/noir et ainsi de suite. Pour autant, à voir comment les peuples des soi-disant démocraties votent, je suis plutôt pessimiste...
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Mais laissons de côté la question - pourtant fondamentale - du discernement (condition même de la liberté), pour affronter celle du palimptexte 3.0. Que l'on pourrait définir ainsi :
Objet sémiotique numérique, multimodal, génératif et stratifié, résultant de la superposition de signes, humains ou autrement générés, dont aucune couche — textuelle, visuelle, sonore, interactive ou algorithmique — n’efface totalement les précédentes. Le palimptexte 3.0 n’est plus un simple “texte en évolution”, mais un écosystème de signes produits, filtrés, contextualisés et ordonnés par des dispositifs techniques, sociaux et cognitifs.
Pourquoi sémiotique et non plus simplement textuel ?
Parce que lorsqu'on parle d’un objet textuel dans une perspective traditionnelle, on suppose que l’unité centrale est le texte verbal — mots, phrases, paragraphes — et que tout ce qui l’entoure, qu’on le range sous la catégorie de paratexte (titres, notes, encadrements) ou qu’il s’agisse d’éléments visuels et graphiques, reste périphérique par rapport à ce noyau verbal (illustrations, sons, mise en page, interface, etc.).
L’analyse porte donc d’abord sur le lexique, la syntaxe, l’organisation discursive et la structure du document. Cette conception avait encore un certain sens au temps du Web 2.0 : blogs, wikis, fiches terminologiques, environnements où le texte verbal dominait effectivement, et les autres composantes demeuraient secondaires.
Or cette définition est devenue insuffisante. Il s’agit à présent d’un ensemble composite où cohabitent du texte, des images générées, du son, de la vidéo, des interfaces et des gestes interactifs ; où circulent des réactions, des likes, des emojis ; où s’enchaînent prompts, reformulations, outputs d’IA ; où les éléments visuels, sonores ou interactifs sont modulés par du code qui décide de ce qui s’affiche ou s’efface, et où des algorithmes orchestrent en permanence ce qui sera montré, dissimulé ou mis en avant.
Quelques exemples ?
- Prenez un thread Twitter devenu viral : texte initial, images ajoutées, GIFs de réaction, quotes-tweets avec vidéos, thread audio en réponse, algorithme qui filtre l'ordre d'affichage. S'agit-il de couches périphériques, ou d'un objet sémiotique total ?
- Un article Wikipédia n'existe jamais 'en soi' : il est la superposition de multiples éditions, avec leur historique visible, leurs différents auteurs, leurs discussions, voire guerres d'édition, leurs bots de maintenance. Lire un article Wikipedia sans consulter l'onglet 'Historique', c'est ignorer 90% de sa réalité palimptextuelle.
- Quand vous cherchez 'réchauffement climatique' sur Google : l'hypertexte vous montre les liens (articles scientifiques, sites climato-sceptiques, médias). Le palimptexte vous révèle que certains résultats ont été rétrogradés par un algorithme, que d'autres ont été édités 50 fois, que telle source a changé de position au fil des ans, etc.
Pourquoi stratifié ?
Parce que dans un tel environnement, le texte verbal n’est plus qu’une couche parmi d’autres, dans un champ sémiotique beaucoup plus vaste. Il n'existe jamais dans un état unique ou stable, mais se constitue au contraire comme une superposition de traces, de révisions, de mises à jour, d’ajouts, de suppressions, de reformulations et de traitements génératifs. Si la version zéro d'un texte part d'une tabula rasa, chaque nouvelle occurrence de ce document numérique — que ce soit édition, commentaire, réécriture (automatique ou non), etc., ou variation induite par un algorithme de recommandation —, laisse derrière elle une couche, parfois visible, parfois implicite, parfois inscrite dans le code ou la mémoire de la plateforme.
Un palimptexte n’est donc pas seulement un texte “augmenté” : c’est véritablement une stratigraphie en devenir, où cohabitent des couches humaines et des couches autrement générées ; des couches intentionnelles et des couches calculées ; des couches explicitement signifiantes et des couches issues du travail invisible des algorithmes. La matérialité numérique elle-même — logs, historiques, métadonnées, versions intermédiaires, caches, embeddings — produit des strates additionnelles qui participent à l’identité du document.
On ne lit donc jamais un palimptexte comme un objet homogène, mais comme une juxtaposition dynamique de ses états successifs et de ses processus de transformation. La stratification devient ainsi la condition même de son existence sémiotique : elle manifeste la manière dont un document numérique vit, change, circule, se recompose et se négocie à travers ses multiples couches.
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En d'autres termes, disons que le Web c'est - encore et toujours - l'hypertexte, où le texte numérique n’est pas un objet isolé, mais un nœud dans un réseau de liens, porte ou carrefour. Ce qui compte n’est pas seulement le texte lui-même, mais :
- ses connexions,
- ses renvois,
- ses voisinages,
- ses reprises,
- sa navigation,
- les parcours qu’il autorise,
- les interactions qu'il suscite.
Le palimptexte (la palimptextualité ?), en revanche, déplace la perspective vers une dimension verticale, stratigraphique, temporelle, il voit chaque document comme une coupe géologique du réseau.
L'hypertexte montre les liens extérieurs et favorise la navigation, le palimptexte révèle la mémoire interne et privilégie la généalogie à travers :
- réécritures,
- mises à jour,
- corrections,
- commentaires,
- métadonnées,
- citations,
- traitements algorithmiques,
- résumés, reformulations, traductions,
- couches humaines et couches générées.
- ce à quoi (à qui) il renvoie,
- ce qui le renvoie,
- les chemins qu’il ouvre,
- les communautés qu’il relie
- ce qu’il a été,
- ce qu’il devient,
- ce qu’on en fait,
- la mémoire stratifiée de ses états,
- les interventions humaines ou générationnelles qu’il incorpore.
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En conclusion : l'hypertexte est l'espace du Web ; le palimptexte le temps du Web. Désormais, nulle lecture n’est possible sans cette double conscience : celle des réseaux qui relient, et celle des strates qui se superposent. Là où l’hypertexte nous apprenait à naviguer, le palimptexte nous oblige à interpréter chaque document comme une condensation de traces, un champ de forces où cohabitent intentions humaines, opérations algorithmiques, réécritures successives et résidus de version.
La textualité numérique du XXIᵉ siècle est un écosystème où hypertexte et palimptexte nous racontent non plus des textes, mais des histoires de textes, non plus seulement des contenus, mais des couches de sens en interaction permanente.
Donc, dans un monde saturé de langage et de messages qui prolifèrent jusqu’à obscurcir ce qu’ils prétendent décrire, il devient vital d'apprendre à distinguer versions humaines et versions générées, à reconnaître les traces, les filtrages, à percevoir les effacements, lire à travers les reformulations, identifier les fake news, etc.
Dans le siècle des mots, apprendre à discerner n’est plus une vertu intellectuelle mais une compétence de survie. Face à l'infobésité, la notion de palimptexte n'est pas un jeu théorique, mais un geste de résistance cognitive. Le concept n’est plus seulement descriptif, il devient critique : le refus de se laisser emporter par la furie (dés)informationnelle.


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