Secrétariat, rédaction web, traduction, journalisme : l’intelligence artificielle pourrait remplacer la plume humaine.
Or cela fait déjà des années, des décennies, même, que l'on assiste à une concentration toujours plus poussée des LSPs, ces Language Service Providers, ou parfois Localization Service Providers, ces fournisseurs de services linguistiques au sens large qui sont devenus au fil des ans de véritables mastodontes (le premier, Transperfect, a fait plus de 1 milliard de $ de CA en 2023...).
J'ai soumis ensuite la phrase « Council was concerned the modifications would AFFECT the character of an important heritage structure in the city » à trois moteurs de TA : Google, DeepL et ChatGPT. Voici les résultats.Dénaturer, un verbe peu vu dans les traductions.
— Languages & Business (@equi_lingual) February 26, 2025
Council was concerned the modifications would AFFECT the character of an important heritage structure in the city.
Les élus ont estimé que ces aménagements risquaient de DÉNATURER ce bâtiment emblématique du patrimoine municipal.
Google Translate : « Le Conseil craignait que les modifications affectent le caractère d’une importante structure patrimoniale de la ville. »
DeepL : « Le conseil s'est inquiété du fait que les modifications auraient pour effet d'altérer le caractère d'une structure patrimoniale importante de la ville. »
ChatGPT : « Le conseil était préoccupé par le fait que les modifications affecteraient le caractère d'un bâtiment patrimonial important de la ville. »
Par conséquent, en dépit des formidables progrès de la traduction automatique depuis près d'un siècle (je rappelle ici que, dès 1929, Federico Pucci le premier a eu l'intuition de ce que serait devenue la TA), la traduction automatique de cette simple phrase fait aisément comprendre qu'elle n'atteindra JAMAIS, selon moi, la traduction humaine.
Pour la simple raison que cette dernière a davantage à voir avec le distributionnalisme, une approche dont j'ai eu l'intuition en m'intéressant à la création de la langue san-antonienne en italien. De fait les unités de texte ne sont pas seulement définies par leur contenu (...), mais par leur comportement à l’égard d’autres unités :
« ... la tâche du traducteur ne va pas du mot à la phrase, au texte, à l'ensemble culturel, mais à l'inverse : s'imprégnant par de vastes lectures de l'esprit d'une culture, le traducteur redescend du texte, à la phrase et au mot. Le dernier acte, si l'on peut dire, la dernière décision, concerne l'établissement d'un glossaire au niveau des mots ; le choix du glossaire est la dernière épreuve où se cristallise en quelque sorte infine ce qui devrait être une impossibilité de traduire. »
Paul Ricœur
Une interaction que seul le cerveau humain peut saisir dans toute sa complexité, mais certainement pas un moteur de traduction, aussi perfectionné soit-il...
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De plus en plus la traduction se transforme en MTPE : Machine Translation Post-Edition ! Autrement dit le traducteur devient post-éditeur de traduction automatique (concept normalisé depuis déjà 8 ans), ce qui n'est plus le même métier...
Autrefois on partait d'un texte source, que le cerveau humain rendait avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins d'expertise, en texte cible traduit.
Aujourd'hui on part d'un texte bilingue, où les deux versions sont en regard l'une de l'autre : à gauche le texte source, et à droite le texte cible pré-traduit qu'il faut corriger (pardon : éditer).
Ce n'est pas, du tout, la même démarche. Dans le premier cas, le traducteur est libre de choisir les mots et la construction de phrase qu'il veut. Dans le second, il est contraint de s'adapter au texte de départ en le rendant le plus lisible possible. Pour autant, en partant de l'un des trois exemples de TA donnés plus haut (disons « Le conseil s'est inquiété du fait que les modifications auraient pour effet d'altérer le caractère d'une structure patrimoniale importante de la ville »), jamais il n'arrivera à « Les élus ont estimé que ces aménagements risquaient de dénaturer ce bâtiment emblématique du patrimoine municipal »...
À moins d'éliminer totalement la phrase proposée par la TA pour saisir sa propre solution. Or c'est là où le bât blesse ! Car en plus de la contrainte linguistique que nous venons d'évoquer, le traducteur fait face à une double contrainte supplémentaire, encore plus prégnante que la première : 1) la contrainte de la productivité, et 2) la contrainte du tarif.
1) La contrainte de la productivité
Il n'y a pas si longtemps encore, la productivité moyenne d'un traducteur "humain" se situait autour de 2500 mots/jour. C'était la valeur jugée raisonnable pour fournir une traduction de qualité. Avec l'introduction de la TA, tout change : les donneurs d'ordre prétendent une production au minimum doublée (env. 5000 mots/jour), voire plus encore : 7500 mots/jour, jusqu'à 10000 mots/jour dans les cas d'urgence.
Concrètement, pris au piège de la productivité, il ne peut - et ne doit (sous peine de travailler à perte) - consacrer qu'un temps (très) réduit à chaque segment à traiter. Fini les envolées lyriques, juste une intervention chirurgicale, la plus brève et indolore possible.
Si, d'un côté nous avons une productivité multipliée par 2, 3 ou 4 par rapport à hier, de l'autre, proportionnellement, nous avons un tarif divisé par 2, 3 ou 4 dans un même temps. Cherchez l'erreur...
2) La contrainte du tarif
Je viens de l'écrire : au fil des ans les tarifs payés n'ont cessé de baisser, les LSP répercutant sur les traducteurs leurs coûts de développement de solutions automatisées, aussi bien en TA qu'en IA. Je vous donne l'exemple perso de ce que j'ai expérimenté.
Premier point : le LSP vous oblige à baisser votre tarif. Si vous ne le faites pas, c'est simple, il ne vous confie plus aucun travail... Ces dernières années, j'ai été contraint de baisser tous mes tarifs, faute de quoi je n'aurais plus eu aucune traduction à faire. J'ai bien sûr tenté de résister, avec des bras de fer épiques ayant duré parfois plus de 6 mois, mais en gros, le LSP tient le couteau par le manche !
Deuxième point : le tarif ainsi fixé s'applique aux grilles tarifaires toujours plus défavorables aux traducteurs. En gros, chaque texte est analysé au mot par mot, segment par segment, en déterminant les répétitions (totales ou partielles). Exemple :
- Correspondance totale (exact match) à 100 % + répétitions = 30 % du tarif plein
- Correspondance partielle (fuzzy match) de 95 à 99 % = 30 % du tarif plein
- Correspondance partielle de 75 à 94 % = 60 % du tarif plein
- Correspondance partielle de 0 à 74 % = 100 % du tarif
Où la valeur de 0% correspond aux mots nouveaux, pour être clair.
Tout cela sur le texte source. Donc, lorsque l'on traduit de l'anglais vers le français, c'est déjà une première perte sèche autour de 17%, vu que le français est plus long d'environ 17% par rapport à l'anglais (coefficient de foisonnement). Raison pour laquelle hier j'appliquais mon tarif sur le texte cible, traduit, et non sur le texte source. Chose devenue impossible aujourd'hui. Concrètement, sur un texte de 1000 mots payés 0,12€ le mot, au tarif source anglais ça me donne 120€, au tarif cible français 140,4 €, une différence très sensible. Imaginez ça sur un gros boulot (idem pour les relectures)...
Pire encore, le tarif de 100 % reconnu hier sur les mots nouveaux n'est plus valable aujourd'hui, chaque LSP considérant que la traduction automatique qu'il fournit a déjà fait le gros du travail. Donc on arrive à des pourcentages totalement fantasques, jusqu'à 45 % !
Cela signifie que sur les 10000 mots nouveaux/jour que je serais censé produire, le donneur d'ordre ne m'en paierait que 4500... Les autres 5500, c'est pour mes pieds !
Au final, si vous ajoutez 1) baisses répétées du tarif, 2) tarif source au lieu du tarif cible et 3) pourcentages irréalistes dus au binôme TA/IA, sur un travail pour lequel j'aurais gagné 1000€ hier, je n'en touche aujourd'hui plus qu'un tiers dans le meilleur des cas, voire un quart dans le pire !
Pour le dire crûment, en 10 ans, le pouvoir d'achat d'un traducteur a été divisé par 3 ou 4, ce qui n'est pas vraiment l'orientation des prix dans tous les domaines. Déjà que le métier de la traduction souffrait d'un profond déficit en termes d'image, cela n'est pas prêt de s'arranger...
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Mais tout cela ne finit pas là : nous allons maintenant être confrontés à ce qu'on appelle pudiquement la "traduction augmentée"... Explications.
D'emblée, il y a deux approches à ce type de traduction : l'approche orientée traduction humaine, et l'approche orientée traduction machine, ou, mieux encore, orientée technologie (où la traduction machine n'est qu'une brique de l'ensemble). Inutile de dire que les LSP se concentrent bien davantage sur la seconde et que, dans ce contexte, le traducteur est relégué au rang de simple spectateur n'ayant pas son mot à dire. Toujours davantage la dernière roue du carrosse...
Certains partent du principe qu'une grande partie des résultats de la traduction automatique est si bonne qu’elle n’a pas besoin d’être révisée ni post-éditée par un humain, ce qui est diamétralement à l'opposé de mon expérience de terrain. Où les mémoires de traduction sont le plus souvent approximatives et sans grande cohérence interne, voire totalement farfelues : c'est toujours le cas en juridique italien --> français, par exemple...
Selon Jaap Van Der Meer, fondateur de TAUS, le problème sera résolu (facilement à le lire, mais c'est normal, lui il vend sa came) en conjuguant estimation de la qualité de la TA et post-édition AU-TO-MA-TI-QUE. Selon le brave homme, il suffit d'adopter une perspective différente sur le fonctionnement des modèles d’évaluation quantitative, qui s’appuient sur une représentation mathématique universelle de la langue, connue sous le nom d’incorporations. J'avoue que je n'ai pas fouillé cet aspect, je me réserve de le faire dans un avenir plus ou moins proche...
Ce qui est clair pour moi, c'est que la dernière traduction qu'il a dû faire lui-même doit remonter à Mathusalem ! Il est vrai que cela peut parfois marcher pour les couples de langue les plus courants et dans certains domaines particulièrement documentés, mais ça reste marginal et n'est en aucun cas généralisable. Il reconnaît d'ailleurs que les moteurs de traduction automatique et les LLM (grands modèles linguistiques) ne seront jamais parfaits à 100 % (ni même la future TA basée sur les LLM, ajouterais-je). Ce que je qualifierais au mieux d'understatement...
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Nous voici donc en plein dans l'industrialisation du good enough...
Autrement dit, les clients se satisfont de ce niveau qualitatif, inférieur mais suffisant, ils semblent même s'en accommoder parfaitement dès lors qu'ils payent moins sur chaque traduction : derrière le combo productivité accrue / baisse des prix, la qualité passe résolument en arrière-plan.
Le seul problème étant que la solution vendue comme "idéale", automatisée à 100 %, arrive à passer grâce - et uniquement grâce - à la finition du traducteur. Qui travaille toujours davantage dans une optique de plain translation, sur le modèle du plain english, donc en langue simple, où il s'agit de trouver autant que faire se peut des mots courts, clairs et familiers, avec le moins de syllabes possible, en évitant jargon et termes techniques, en transformant les verbes en noms ou adjectifs, pour faire en sorte que tout le monde comprenne bien le message.
La plain translation, une traduction qui n'a de simple que le nom...
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En gros, en 2025 les clients voudraient avoir « Les élus ont estimé que ces aménagements risquaient de dénaturer ce bâtiment emblématique du patrimoine municipal » au prix du résultat d'une TA fournie par Google, DeepL, ChatGPT ou qui que ce soit d'autre, ce qui nous ramène bien des années en arrière à la quadrature du triangle !
Fini l'effet Mozart. Entre productivité accrue, faibles tarifs et qualité supérieure, ils ont vite fait leur choix : pick two aux dépens de la qualité... Il suffit de le savoir !
Or après 40 ans de métier où j'ai vu mes conditions de travail se dégrader lentement mais sûrement, je me demande ce qui pourra désormais redorer le blason de notre profession ?
Si vous avez des idées, je suis preneur...