vendredi 23 février 2007

L'industrie GILT et l'effet Mozart

L'industrie GILT et l'effet Mozart

GILT, késako ?
L'effet Mozart et la localisation


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À dimension humaine, Internet efface le temps, la distance, la vitesse, voire confère aux internautes une certaine forme d'ubiquité, mais ne franchit que très imparfaitement les frontières ultimes des langues et des cultures. Qui ont donné naissance à l'industrie de la Globalisation, l'Internationalisation, la Localisation & la Traduction, GILT pour les intimes.

Ces termes, compréhensibles en apparence, dissimulent en réalité une complexité extrême et toute une galaxie de services liés et souvent interdépendants (source) :


Pourquoi "industrie" ? Parce qu'il y a autant de différences entre une agence de traduction "normale" et un LSP (cf. glossaire) qu'entre une boutique de quartier et l'hyper du coin, entre un artisan et un industriel...

Il n'y a qu'à voir la flopée de standards liés aux processus métiers impliqués pour comprendre que les choses sont plus compliquées qu'il n'y paraît !


Voici donc quelques définitions succinctes pour mieux saisir de quoi l'on parle :
  • Globalisation (G11N) : concerne tous les aspects de l'entreprise liés à la mondialisation de sa présence, sa marque, son image, ses produits/services, etc., et par conséquent l'intégration de tous les facteurs exogènes (externes à l'entreprise : économie, politique, technologies, social, etc.) et endogènes (internes à l'entreprise : processus métiers, marketing, ventes, SAV, suivi clients, etc.) au niveau planétaire.
  • Internationalisation (I18N) : conception technique native d’un produit/service en vue de sa localisation, de sorte qu'on puisse lui appliquer les différentes conventions linguistiques et culturelles propres aux pays cibles sans devoir à chaque fois tout reprendre à zéro. Attention toutefois à la polysémie du terme, puisqu'il ne s'agit pas de la même chose selon la nature du produit/service, logiciel, site Web, etc.
  • Localisation (L10N) : modification finale des produits/services pour prendre en compte les spécificités inhérentes aux marchés cibles ; touche tous les aspects de la commercialisation : conditionnement, documentation, promotion, etc. La localisation s'oppose à la standardisation, où seul change le message, forcément traduit/adapté.
  • Traduction : après des millénaires de bons et loyaux services (quoiqu'en pensent les adeptes du traduttore = traditore), le terme et les réalités qu'il cache restent à définir, plus de 20 ans de métier n'ayant pas encore suffi à me fournir une réponse définitive ! Something which really get me puzzled...

À noter que dans le triplet G11N, I18N, L10N, les chiffres correspondent au nombre de lettres intercalées entre la première et la dernière du terme concerné.

Sur un plan purement hiérarchique, la globalisation "englobe" les autres activités, la traduction étant au cœur du processus :


Et tandis que l'internationalisation n'est que le socle des opérations successives, la localisation est un élément déterminant du e-commerce, puisqu'il est unanimement reconnu que les internautes sont plus enclins à acheter en ligne des produits/services sur des sites Web qu’ils peuvent consulter dans leur langue, indépendamment de leur maîtrise plus ou moins bonne de l'anglais. D'où l'enjeu de communiquer immédiatement dans les formes auxquelles les locuteurs natifs sont habitués, sous peine de perdre un nombre incalculable de clients potentiels qui ne reviendront jamais sur un site imprésentable, voire ridicule, parce que ne respectant ni les canons linguistiques ni les impératifs culturels du marché cible.

En revanche, si le visiteur de votre site ne remarque pas qu'il est sur le point d'acheter un produit/service qui a été conçu sous d'autres cieux pour des publics étrangers, alors soyez convaincu que vous avez réussi votre localisation !

Ce qui est plus facile à dire qu'à faire, puisque d'un pays à l'autre, tout change : citons entre autres les abréviations, la typographie, les dates, les caractères, l’usage des majuscules, la ponctuation, la division syllabique, la mise en page et le design, les significations attachées aux chiffres ou aux couleurs :


Sans compter la législation, les us et coutumes, la gestuelle, les références culturelles, religieuses, historiques, etc., autant de facteurs déterminants - implicites ou explicites - aux yeux d’un locuteur natif. Jusqu'au(x) sens variable(s) lié(s) à l'usage d'un même terme de part et d'autre de la frontière : l'orgueil a une connotation fortement positive en Italie, fortement négative en France !

Tout cela ne fait qu'ajouter des morceaux au puzzle de la localisation,


mais ne pas le savoir peut coûter - très - cher, les exemples sont légion et font bien rigoler des générations de traducteurs. D'autres passent à la légende...

C'est ainsi qu'on en arrive à la dernière composante GILT, la traduction :


qui n'est en théorie (et, malheureusement, dans la pratique aussi) que l'un des éléments de la localisation, comme on le voit, puisqu'en dépit de leur interdépendance, ces opérations sont dissociées, séparées en autant de fonctionnalités (processus que les anglo-saxons appellent "featurization" ou "commoditization"), ce qui conduit le traducteur à ne plus travailler que sur des portions de projet sans en avoir la moindre vision globale.

Un état de fait allant à l'encontre d'une loi en traduction, qui veut que plus on travaille sur des segments de petite taille, plus on a des chances de se tromper : « The smaller the semantical unit, the greater the potential to get it wrong. » (Source)

Je simplifie, c'est clair, mais grosso modo, ça se passe ainsi en réalité, même si je crois que le système atteint ses limites. En effet, bien que la traduction automatique avance à grand pas, il reste une part ultime, un noyau de résistance qu'il serait vain et, chose plus importante encore pour les clients, économiquement injustifié, de vouloir soustraire aux traducteurs. [Début]

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Qu'est-ce que l'effet Mozart dans l'univers GILT ?

Contrairement à ce que pourraient penser les bien informé(e)s, la théorie n'a rien à voir avec le fameux effet Mozart du Docteur Tomatis (le Mozart effect cher à Don Campbell), soi-disant bénéfique au QI.

En bref, voici ce dont il s'agit, selon Rory Cowan, PDG de Lionbridge Technologies, actuellement n° 1 de la localisation dans le monde :
Si, en 1790, il fallait cinq musiciens pour interpréter un quintette de Mozart durant tant de minutes, aujourd'hui, en dépit des progrès techniques considérables qui ont été accomplis depuis, rien n'a changé : il faut toujours autant de musiciens jouant pendant autant de temps pour restituer la même œuvre !
Cette belle métaphore sur l'incompressibilité de certains délais d'exécution souligne implicitement les limites de la technologie galopante, qui ne pourra jamais répondre à tout sans intervention humaine, notamment au plan de la productivité.

Des traducteurs en ce qui nous concerne. D'où l'inutilité de toujours les presser ... comme des citrons trop mûrs, en leur demandant à tort et à travers la quadrature du triangle !

Car à force de véhiculer un tas d'idées préconçues sur l'activité des traducteurs, par exemple en assimilant toujours plus le résultat de leur travail à une "commodité", on en finit par perdre de vue combien est fausse et nocive cette notion de commoditisation de la traduction. D'abord, une commodité en français (agrément, avantage, confort, utilité, ...) n'a absolument rien à voir avec la "commodity" anglo-saxonne, qui désigne un produit de base, une matière première.

Nous y voilà : traduction = marchandise, et plus la quantité est importante, plus la remise doit être conséquente. Or c'est oublier un peu vite le fait que la traduction n'est pas un produit comme un autre, mais un service à haute valeur ajoutée d'autant plus spécialisé que le domaine est pointu, et que la seule matière première utilisée servant à la "fabriquer" est la matière grise du traducteur. Dont la logique objective est très exactement inverse à celle du client : plus la quantité est importante, plus ça va me demander de temps et d'effort pour maintenir le même niveau de qualité de bout en bout. Une qualité qui n'est pas acquise par enchantement, mais conquise de haute lutte. Dans la durée.

Une réalité sur laquelle les clients - et les agences qui les secondent dans cette approche pour les conserver à tout prix (c'est le cas de dire) - font trop souvent l'impasse, ce qui contribue à ternir l'image d'une profession en vérité hautement spécialisée, exigeant des années et des années de pratique et de formation continues avant de donner de bons ouvriers. De plus en plus rares. Or tout ce qui est rare est cher, qu'on se le dise.

Ce n'est d'ailleurs pas moi qui le décrète, mais la loi du marché. Dura lex, sed lex ! [Début]


P.S. Petit glossaire GILT, sans prétention aucune :
  • Globalisation (G11N) : concerne tous les aspects de l'entreprise liés à la mondialisation de sa présence, sa marque, son image, ses produits/services, etc., et par conséquent l'intégration de tous les facteurs exogènes (externes à l'entreprise : économie, politique, technologies, social, etc.) et endogènes (internes à l'entreprise : processus métiers, marketing, ventes, SAV, suivi clients, etc.) au niveau planétaire.
  • Internationalisation (I18N) : conception technique native d’un produit/service en vue de sa localisation, de sorte qu'on puisse lui appliquer les différentes conventions linguistiques et culturelles propres aux pays cibles sans devoir à chaque fois tout reprendre à zéro. Attention toutefois à la polysémie du terme, puisqu'il ne s'agit pas de la même chose selon la nature du produit/service, logiciel, site Web, etc.
  • Localisation (L10N) : modification finale des produits/services pour prendre en compte les spécificités inhérentes aux marchés cibles ; touche tous les aspects de la commercialisation : conditionnement, documentation, promotion, etc. La localisation s'oppose à la standardisation, où seul change le message, forcément traduit/adapté.
  • Traduction : après des millénaires de bons et loyaux services (quoi qu'en pensent les adeptes du traduttore = traditore), le terme et les réalités qu'il cache restent à définir, plus de 35 ans de métier n'ayant pas encore suffi à me fournir une réponse définitive !
N.B. De même que les sigles anglais TM et MT sont de faux-amis (voir plus loin), et que TM anglais (Translation Memory) = MT français (Mémoire de Traduction), on évitera de confondre les sigles français TA et TAO : TA est la Traduction Automatique (cf. 1 et 2), alors que TAO désigne l'environnement et les outils de Traduction Assistée par Ordinateur (CAT en anglais) qu'utilisent les traducteurs dans leur travail quotidien. Autres définitions :
  • Language Service Providers (LSPs) : fournisseurs de services linguistiques. En général, ce sont les maîtres d'ouvrage qui sous-traitent les projets aux MLVs et/ou SLVs. Une vingtaine d'acteurs majeurs au niveau mondial.
  • Multi-Language Vendors & Single-Language Vendors (MLVs & SLVs) : fournisseurs de services multilingues ou unilingues, capables de prendre en charge soit une large gamme de langues/services, soit une seule et/ou un nombre limité de langues/services.
  • Independent Software Vendors (ISVs) : les éditeurs de logiciels indépendants qui développent des outils propres au marché linguistique : mémoires de traduction (TM - translation memory), traduction automatique (MT - machine translation), gestion terminologique (terminology management), etc.
  • LISA - Localisation Industry Standards Association, également éditeur d'un Guide d’introduction à l’industrie de la localisation (en français)
  • GALA - Globalisation and Localisation Association
  • I18N Guy : site-ressource très fourni sur l'industrie GILT (en anglais)
  • Translator : traducteur, le dernier maillon de la chaîne (celui qu'on fait sauter à l'occurrence), qui n'a pas dit son dernier mot...
[Début]

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3 commentaires:

AAA Copywriter a dit…

Comme toujours, Jean-Marie, tu arrives a m'épater pr la complexite de tes argunetations et par l'envergure de tes rechérches.

Tu es toujours a lire et a étudier...

Merci,

Alex

J2J2 a dit…

Un billet très intéressant sur un domaine finalement peu connu. Merci

Anonyme a dit…

Merci Jean-Marie pour cette analyse qui aboutit à une conclusion si évidente pour les traducteurs (enfin qui devrait l'être), mais si (volontairement ou non) masquée par les commanditaires.

J'ai appris ce qu'était l'effet Mozart et je souscris.

Même si l'on vend une traduction, la traduction n'est pas une marchandise ou alors un bien au sens de bien intellectuel. Et je crois aussi en la "part ultime", voire "irréductible" et à l'absurdité de faire traduire des "morceaux" alors qu'un document est un tout. Ne pas avoir une vision globale, c'est faire l'impasse sur le sens. C'est aussi courir le risque de "manquer la cible".

Quelques réflexions éparses livrées sans beaucoup de méthode :-)

Hélène