mercredi 10 mai 2006

Pour une nouvelle pratique contrastive de la traduction technique professionnelle

La quadrature du triangle

Derrière cette formulation aux résonances un peu barbares se cache le titre d'un discours prononcé lors du Colloque « Traduction et francophonie(s) ; traduire en francophonie », organisé dans le cadre des « Formations en traduction et métiers connexes », proposées à l'automne 2003 par l'université de Rennes 2, sous la direction de M. Daniel Gouadec, le Monsieur Traduction de l'Université française.

Pour celles et ceux que ça intéresse, la prochaine session d'automne se tiendra les 22 et 23 septembre 2006, sous le titre « Quelle qualification universitaire pour les traducteurs ? »

L'envie m'est venue de le dépoussiérer un peu, car en traduction professionnelle « Plus ça change et plus c'est pareil ! », pour reprendre un vieil adage.

En attendant de revisiter mon intervention pour une mise en ligne réactualisée sur emantics, je me contenterai de vous livrer la partie finale. Si quelqu'un est intéressé par l'intégralité (16 pages pleines au format A4), elle est encore téléchargeable sous le titre : « Pour une nouvelle pratique contrastive de la traduction professionnelle ».

CONCLUSION

Il y a plus de 15 ans, dans « La traduction, le traducteur et l'entreprise » (AFNOR, collection AFNOR GESTION, Paris 1990, PDF), M. Gouadec écrivait ceci :
L’une des évolutions à court terme pourrait donc porter sur l’assimilation de la « traduction » à une rédaction dans laquelle le document initial servirait uniquement de référence ou source d’informations qui, analysées et synthétisées par le traducteur, seraient ensuite reformulées ou réexprimées selon les contraintes posées par le public, le type de document, et les utilisations voulues ou prévues du document.

Pareille évolution inciterait sans doute à ressusciter, dans la mesure du possible, la rédaction conjointe ou parallèle dans laquelle des auteurs produiraient, par exemple, des documentations parallèles de même type (mode d’emploi, notice, etc.) en les adaptant chacun à son public « national » spécifique.

L’évolution qui se dessine en ce sens mérite réflexion de la part des traducteurs, mais aussi de la part des donneurs d’ouvrage qui y trouveraient peut-être une meilleure adaptation fonctionnelle des documents à leurs multiples destinations.

La meilleure façon de traduire est peut-être bien de rédiger d’abord et même de rédiger seulement.
Des propos d'une grande actualité, qui n'ont pas pris une ride et amènent implicitement le concept d'écriture Web (avec en corollaire la notion de Webscripteur...).

Malheureusement, à la lumière des faits, force est d’observer qu’on n’en prend pas le chemin !

Or c’est probablement LA RÉPONSE qu’attendent des centaines de milliers de PME/PMI partout dans le monde qui auront (auraient déjà) besoin que leurs sites soient localisés dans les principales langues commerciales. Et je ne parle pas ici de localisations portant sur des milliers de pages, mais sur des quantités plus modestes, quoique significatives, à la portée d’artisans-traducteurs individuels ou maillés en réseaux modulables et de qualité, beaucoup plus flexibles et abordables que des organisations mastodontes.

Le marché à conquérir est immense, inépuisable serais-je tenté de dire.

Toutefois, cela ne sera possible sans qu’il y ait au préalable sensibilisation et prise de conscience, au moins à trois niveaux :

I. Au niveau des clients

Il faudrait finalement qu’ils comprennent ce qu’est un traducteur, et ce qu’est une traduction ! Qu’ils comprennent par exemple que toute traduction qui sort de leur entreprise fait partie intégrante - au même titre que leurs rapports annuels ou autres - de leur communication institutionnelle, et, en tant que telle, qu’elle doit être soignée avec une attention particulière et planifiée avec suffisamment d’avance. Idem pour leurs sites Internet.

Qu’ils comprennent en outre qu’une bonne traduction - comme tout produit, ou, si l’on préfère, comme tout produit-objet fortement vecteur d’image - est porteuse d’une valeur ajoutée importante, immatérielle et symbolique, dont le prix dépasse largement la simple fonctionnalité. Qu’ils comprennent encore qu’ils ont intérêt à faire de leurs traducteurs des consultants/collaborateurs de confiance, au même titre que leurs juristes ou leurs comptables, et qu’ils apprennent à chercher et repérer les bons traducteurs et/ou bureaux de traduction.

Mais, pour ça, faudrait-il aussi que quelqu’un le leur explique. Or, en l’état actuel des choses, je vois difficilement les bureaux de traduction tenir ce rôle puisque, pour la plupart, ils sont trop à la botte des bons vouloirs de leur donneurs d’ordres (stricto sensu…), sous le fallacieux prétexte que le client est roi et qu’il peut demander n’importe quoi pourvu qu’il paye. Ou alors il faudrait vraiment qu’il paie très cher, et encore, à l’impossible nul n’est tenu !

C’est donc aux traducteurs, indépendants ou salariés du privé et du public, qu’il incombe de faire œuvre de pédagogie, patiemment et constamment : patience et longueur de temps finiront bien par porter leurs fruits…

II. Au niveau des bureaux de traduction

Au lieu de brader à tout-va, il faudrait finalement qu’ils comprennent qu’ils auraient tout intérêt à ménager la chèvre et le chou, comprenez le client et le traducteur, plutôt que de toujours répercuter sur celui-ci les lubies de celui-là. De plus, en tant qu’interface entre les deux, ils occupent une position stratégique pour encourager collaboration et dialogue à tous les niveaux.

Ils sont d’ailleurs moins excusables que les clients car, à la différence de ces derniers, eux devraient au moins savoir ce que signifie « être traducteurs » et, partant, ne pas exiger n’importe quoi, en dépit du bons sens dans la plupart des cas. Qu’ils comprennent donc que les traducteurs ne sont pas corvéables à merci, et que la fidélisation des (bons) clients passe avant tout par la fidélisation des (bons) traducteurs, ce qui signifie créer des liens humains d’un bout à l’autre de la chaîne, fondamentalement basés sur le respect des uns et des autres, et du travail des uns et des autres.

III. Au niveau des traducteurs

À chacun(e) revient la responsabilité de prendre en main son avenir professionnel, même s’il faudrait vraisemblablement repenser - voire réinventer - la (les) fonction(s) du traducteur.

Pour autant, les traducteurs ne sauraient être les seuls acteurs d’une telle remise à plat, puisque les parties prenantes sont aussi bien les pouvoirs publics que les clients, les universités et les instances formatives que les grandes organisations internationales, les bureaux de traduction que les traducteurs eux-mêmes.

En attendant, il y a du pain sur la planche :

♦ revoir la largeur et la profondeur de leur métier en étoffant leurs compétences : traducteurs d’abord, certes, mais aussi adaptateurs / rédacteurs techniques / auditeurs linguistiques / médiateurs culturels, etc. ;
♦ étendre et qualifier davantage leurs offres de services, notamment sur Internet, où leur présence est désormais incontournable et où une coopération serait la bienvenue avec d’autres figures professionnelles consolidées : concepteurs de sites, infographistes, référenceurs, publicitaires, etc. ;
♦ travailler sur la « relation-client » et la fidélisation de leur clientèle, directe ou bureaux de traduction - quand bien même il s’agit d’un concept extrêmement évanescent (…) -, avec une double orientation :
* garantir la qualité dans le cadre d’un rapport qualité / prix satisfaisant,
* fournir autant que possible conseil, disponibilité, professionnalisme et sympathie (ce qui ne gâche rien), autant de signes émis vers leurs interlocuteurs ;
♦ bâtir un véritable parcours-client autour du produit-traduction, ce qui signifie expliquer et expliquer encore ;
♦ assurer une veille constante pour ne jamais perdre de vue les évolutions technologiques et les tendances du marché.

Voilà.

Le marché est immense, inépuisable disions-nous, et il ne demande qu’à être conquis.
Le chemin est tracé, les pistes sont balisées, il n’y a plus qu’à les suivre… [Début]



P.S. Dans cette même intervention, j'expliquais et dénonçais l'impossible exigence, qui finit toujours par retomber sur le dos des traducteurs, consistant concrètement (et vainement) à leur demander de réaliser la quadrature du triangle !

Imaginez un triangle équilatéral avec aux trois côtés les légendes - DÉLAIS - COÛTS - QUALITÉ - et au centre le terme RESSOURCES :


- où la « ressource Traducteur » (seule composante « humaine » des ressources, matérielles, logicielles, etc.) est broyée dans l’engrenage irréalisable de faire cadrer des nécessités incompatibles, liées à la triple exigence des coûts, des délais et de la qualité (cités par ordre d’importance selon les clients)
- où les délais de remise de la traduction (c’est pour hier, comme on dit en italien) sont inversement proportionnels aux délais de paiement (à la fronde, et le plus tard possible)
- où le niveau des prix reconnus au traducteur (tarifs plus bas possibles) est inversement proportionnel au niveau de qualité requis (toujours être ultra-spécialisé et omni-polyvalent) (la « multicompétence » selon Gouadec).

En anglais, voici ce que ça donne (PDF, 3,2 Mo - p. 10) :


Mais ce n'est pas pour autant que les choses s'améliorent avec la localisation (qu'en son temps Gouadec avait justement qualifiée de « naturalisation »), au contraire, puisqu'elles auraient plutôt tendance à régresser !

On voit d'ailleurs fort bien le déplacement des pôles d'attraction pour les clients au fil des décennies, puisque de l'accent essentiellement mis sur la Qualité dans les années 80, l'intérêt s'est reporté sur les Temps de livraison dans les années 90, pour passer au facteur Coûts de nos jours.


En fait, dans cette impossible équation de la quadrature du triangle, le concept est très simple : entre DÉLAIS, COÛTS et QUALITÉ, prenez-en deux et oubliez le troisième…

Foi de traducteur !
[Début]

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2 commentaires:

AAA Copywriter a dit…

Bonjour Jean-Marie,

Ca fait des années qh'il marrive de traduire en français (mais non seulement) des texetts. Je suis parvenù a la conclusion que, quand la traduction n'est pas spécifique. il vaut mieux reinterpreter que traduire. Donc récrire mon texte comme si c'étais moi l'auteur. Bin plus éfficace!

Alex

Unknown a dit…

Bonjour,

j'espère que personne ne prendra mal mon commentaire, mais vous semblez inférer que tout traducteur serait un bon rédacteur. Or ce n'est pas mon expérience. Je travaille depuis plus de 15 ans avec de très nombreux traducteurs techniques professionnels, qui réalisent souvent un excellent boulot. Mais j'ai constaté qu'ils étaient très peu nombreux à être à l'aise avec les travaux rédactionnels. La plupart du temps, ils ne sont pas capables de reconstruire une phrase, ni de s'éloigner un tant soit peu de la forme d'origine. C'est, par exemple, ce qui m'a finalement décidé à quitter le marché de la traduction de communiqués de presse, pour lequel il est fondamental de rédiger des phrases agréables à lire dans la langue de destination en s'éloignant de la syntaxe américaine de départ, souvent lourde, voire confuse. En revanche, les traducteurs qui sont aussi des rédacteurs dans l'âme ont, c'est vrai, de beaux jours devant eux, tellement on a besoin de leurs services. D'ailleurs, je ne manquerai pas d'en parler bientôt dans l'Observatoire de la traduction, le blog du service de traduction Anyword.

Bien à vous,
Guillaume de Brébisson
Site de traduction Anyword