mardi 3 juillet 2007

Welcome in the World Century

[MàJ - 4 avril 2016] Le palimptexte terminologique

Réflexion quasi-philosophique poétique sur la terminologie et son évolution souhaitable : d’une terminologie normalisatrice, conceptuelle et prescriptive, vers une terminologie d’usage, lexicale et descriptive

I. Utopie ou réalité terminologique ?

II. La terminologie, ou la quadrature du triangle sémantique : pour la création d’une fiche terminologique « Web 2.0 »

Note de lecture : voilà près d'un mois et demi que j'étais sans connexion Internet à cause de "mon" opérateur téléphonique. Aujourd'hui le problème semble réglé, même si je n'en suis pas encore sûr à 100%. Cela explique pourquoi je n'ai pas écrit autant de billets que je l'aurais souhaité durant cette période, et pourquoi ces longs billets, celui-ci en particulier. La terminologie faisant partie depuis des lustres de ma vie quotidienne, tant personnelle que professionnelle, il y a longtemps que je voulais mener une réflexion approfondie sur le sujet, à la fois théorique (cette première partie) et pratique (seconde partie à venir). Ce que j'avais déjà fait pour la traduction professionnelle. Le texte pourra parfois vous paraître ardu, pourtant je me suis constamment efforcé de faire le plus simple possible. Bonne lecture à celles et ceux qui s'armeront d'une bonne dose de patience. Lorsque j'aurai terminé le deuxième chapitre je réunirai l'ensemble du document dans un PDF pour une lecture hors ligne plus confortable...

* * *

I. Utopie ou réalité terminologique ?

“The coming century will not be the American Century, it will be the World Century.”
Michael Eisner, CEO, The Disney Company, 1998

Les temps changent ! Et avec eux, tout change. Y compris notre perception du monde (la façon dont nous nous représentons le monde) et notre perception au monde (la façon dont nous nous représentons face au monde et à nos semblables).

Depuis Adam et Ève (Genèse 2, 19-23), l’homme nomme le monde et les êtres, et avant même l’instauration d’une interaction ou d’un dialogue, cette « nomination du monde » est le premier acte fondamental de la communication. Un acte qui s’inscrit dans l’espace, l’espace physique, originel, de l’homme.

Or depuis ce big bang, cette nomination du monde s’étire non plus seulement dans l’espace mais dans le temps de l’homme, dans sa durée de vie, à la fois individuelle et collective. De plus cette infinie ductilité s’accélère follement et passe d’une ancestrale lenteur de l’histoire humaine, habituée hier encore à compter en millions d’années, à la célérité de la lumière qui distingue aujourd’hui et caractérisera toujours plus demain l’Ère Internet, cyber-galaxie tridimensionnelle ayant l’espace pour largeur, le temps pour longueur et l’information pour hauteur (sans aller jusqu’à parler de profondeur…).

« Welcome in the World Century », « Bienvenue dans le siècle-monde », où le temps et l’espace finissent par se rejoindre à la surface de l’écran, l’interface, donnés « à voir dans l’immédiateté d’une transmission instantanée », dans « cet emplacement sans emplacement » où « l’épuisement du relief naturel et des distances de temps télescope toute localisation, toute position », où « Comme les événements retransmis en direct, les lieux deviennent interchangeables à volonté » 1, où « L’INFORMATION est le seul ‘relief’ de la réalité, son unique ‘volume’. (…) Désormais, tout arrive sans qu’il soit nécessaire de partir, mais ce qui ‘arrive’, ce n’est déjà plus l’étape ou le but du voyage, mais seulement l’information, l’information-monde, que dis-je, l’information-univers ! » 2

Un ‘voyage’ sans trajet ni départ où le prétendu dépassement des limites physiques et spatio-temporelles n’efface pourtant pas l’ultime frontière, celle du dispersement linguistico-culturel imposé depuis Babel (Genèse 11, 6-9), rendant illusoire tout retour à une époque immémoriale où « tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots » (Genèse 11, 1) et dressant désormais presque autant de barrières qu’il y a … d’hommes et de femmes.

Égarés, confondus entre, d’une part, notre rythme physiologique naturel et ses contingences irréductibles, et, de l’autre, la vitesse et les accélérations phénoménales auxquelles nous sommes constamment soumis, sur tous les fronts, plutôt de force que de gré, dans une simultanéité exigeant de nous que nous pensions, agissions, réagissions, communiquions, décidions … dans un espace-temps instantané, alors même que nos faits et gestes et, surtout, nos mots, peuvent nous engager par les traces qu’ils vont immanquablement laisser, destinées à durer, parfois toute notre vie, voire à nous survivre, memoria verborum.

D’où la nécessité absolue, vitale, de nous entendre sur le sens des mots que nous utilisons, ou pour le moins tenter, afin de limiter au maximum les risques d’incompréhensions, de mauvaises interprétations, toujours aux aguets et nuisibles à toute bonne communication. Mais rien n’est plus difficile ! Y compris (surtout) pour les « experts ». Nous le verrons en analysant une nouvelle quadrature du triangle (), à savoir les
troisquatre mots clés qui sont au cœur de la science terminologique : concept / notion, objet, terme.

Une entente nécessaire qu’aurait voulu porter à son paroxysme la terminologie, dont le « père » unanimement reconnu, Eugen Wüster, fonda ses travaux sur ceux du Cercle de Vienne, qui préconisait notamment « la recherche d’un système formulaire neutre, d’un symbolisme purifié des scories des langues historiques » 3. Ainsi, dans ce « système sémiotique optimal entièrement fondé sur la logique, (l)’unité minimale est le terme, ‘pur’ de toute connotation, univoque, monoréférentiel et précis » 4.

Or croire qu’il suffirait d’affubler le « mot » de l’appellation « terme » pour justifier la nécessité d’une soi-disant monosémie contredite dans les faits n’est que vue de l’esprit, une convention arbitraire artificiellement – et longtemps – entretenue qui n’est plus d’actualité. L’univocité des mots (rectius : des termes) ou l’unilinguisme auraient-ils encore cours dans le village global ?

Non ! Il en va des mots (des termes) comme des langues. Ils ne sont pas univoques : « un langage univoque (ou plus précisément bi-univoque) est un langage dans lequel chaque mot ou expression a un seul sens, une seule interprétation possible et il n’existe qu’une seule manière d’exprimer un concept donné » 5. Chimère ! Une « bi-univocité parfaite entre les notions et leur désignations (…) est contraire à l’expérience des textes scientifiques et techniques, au sein d’une même langue et à plus forte raison d’une langue à l’autre, de culture à culture, de terroir à terroir, de milieu professionnel à milieu professionnel. » 6 Yves Gambier va plus loin :
« Le postulat de biunivocité est intenable, sauf peut-être pour certains secteurs des sciences dites exactes (mathématiques, chimie…). Il stabilise, selon une obsession fétichiste, les rapports signifié-signifiant de chaque signe : il fige les rapports entre les notions (négation même du mouvement des connaissances). Ce formalisme a des allures de fascisme linguistique ; le contrôle des sens et des dénominations élague toute tension sur le marché des sens, des langues… » 7
Résolument, pas de sens gravé dans la pierre ad eternam, un mot vieillit, rajeunit, change, bouge, se métamorphose, etc., au gré de son « contexte » : qui le prononce, quand (temps), (espace), comment (dans quel contexte, quelle situation), pourquoi (quelles finalités ? propagande, démagogie…), en fonction de quel interlocuteur, de quel public cible, et ainsi de suite. Surtout, le dynamisme et la polyvalence des langues, et donc des mots, n’obéissent à aucune imposition de type top-down, mais subissent plutôt une croissance bottom-up, une poussée du bas vers le haut qui est d’ailleurs dans la nature des choses.

« Le langage naturel est équivoque : il y a plusieurs façons d’exprimer la même idée (la redondance), ce qui est exprimé possède souvent plusieurs interprétations (l’ambiguïté) et tout n’est pas exprimé dans le discours (l’implicite). » 8

Un état et une polysémie auxquels les langues de spécialité échappent de moins en moins…

Puisqu’il ne suffit plus de circonscrire à dessein le champ terminologique en le découpant en domaines, sous-domaines, domaines adjacents, domaines nécessaires à sa constitution, secteurs, sous-secteurs, thésaurus, nomenclatures, ontologies, etc., dans une tentative de classification du monde et de l’univers conçus et perçus dont la texture n’est pas sans évoquer la toile de Pénélope, cela n’ayant plus grand sens sur Internet au fil des mots !

Pourquoi ? Parce qu’Internet est – devient chaque jour davantage – un incommensurable corpus, plurilingue et pluriculturel, qui rassemble peu ou prou l’ensemble de la connaissance humaine en un même « lieu » spatiotemporel, chaotique, innommable et innombrable, que nous pourrions définir en outre « hyperlinguistique » grâce à la variété et, dirais-je, l’inépuisabilité de ses manifestations formelles et des connexions possibles. Une hétérogénéité compensée en quelque sorte par l’ « unité de lieu », qui rend soudainement et potentiellement accessible, traitable, disponible, etc., cette « masse planétaire » de matière à quiconque.

Où voulez-vous encore trouver la monosémie là-dedans ? Wüster lui-même « n’a jamais présenté la monosémie d’un signe comme un dogme − mais tout au plus comme un fait idéal dans l’objectif de faciliter la communication dans des domaines techniques − ni nié la variabilité des significations d’un même signe », discutant du « rôle de la langue en tant que création et créatrice (Schöpfer und Geschöpf) d’une communauté » 9 dans son fameux Exposé illustré et terminologique de la nomination du monde. 10

Enfin, de plus en plus, s’il y a monosémie, elle ne peut être que dans le « hic et nunc » du discours, donc éphémère, voire individuelle : le sens n’est plus dans tel ou tel terme, mais dans la situation, dans l’instant de l’ « interlogue ». Y compris lorsqu’un seul et unique mot, signe, symbole, revêt un sens différent pour chacun des interlocuteurs, auquel cas c’est la divergence même d’intention et d’interprétation qui fait sens…

Attention ! Loin de moi la volonté de nier les formidables apports de la terminologie en tant que science 11, mais à ma connaissance (je ne demande qu’à être réfuté), les travaux et réflexions terminologiques qui se succèdent au fil des ans ne rendent pas suffisamment compte du ferment qui accompagne l’émergence du Web 2.0, puisqu’ils ne mentionnent jamais (?!) ce que j’appellerais la variable « sagesse des foules », c’est-à-dire l’intelligence collective à l’œuvre sur Internet : une culture ou « une approche de la société qui considère les groupes humains (une entreprise, une ville ou l’humanité elle-même) comme des systèmes cognitifs qui créent, innovent et inventent » 12.

Dans près de 4 000 pages de textes consultés sur l’argument et les questions connexes, je n’ai trouvé qu’une seule référence faite à Wikipédia sous l’angle de la connaissance encyclopédique et d’un contenu terminologique « riche en connaissance(s) » (knowledge-rich terminology) (orientation inéluctable de la terminologie, tel que je vois les choses...), même s’il est vrai que c’est une « référence de poids » !

Proposée par M. Christian Galinski, actuel Secrétaire du … Comité 37 de l’ISO, lors d’une présentation faite en mai 2005 à Bamako 13, intitulée :

Terminology standards – enhancing language
ISO/TC 37 – Semantic Interoperability

(Des normes terminologiques, pour enrichir la langue – Interopérabilité sémantique)

Alors, une terminologie à deux vitesses ?

De même que Wikipédia représente une ligne de démarcation dans l’encyclopédisme, les initiatives comme les glossaires ouverts KudoZ (© KOG by ProZ.com) ou les listes de discussion dédiées sont destinées à impacter en profondeur la terminologie du 21e siècle, bien qu’à ce jour elles ne soient (encore) ni reconnues ni recensées par les hautes instances qui président aux destinées terminologiques.

Lesquelles évoluent, certes, pour tenter de s’adapter, mais malheureusement tout cela reste basé sur des impératifs économiques et politiques qui perdent de vue les nécessités … des foules ! Sans parler des « heurs et malheurs de nombreuses normes que la sagesse des peuples a sauvées du ridicule en récusant le diktat du normalisateur mal avisé. » 14

* * *

Et bien parlons-en du normalisateur ! Ou plutôt, dans le cadre de cette réflexion, de son ancestral parangon, le Comité technique 37 de l’Organisation internationale de normalisation (ISO TC/37), chargé d’élaborer des normes terminologiques internationales et dont l’emprise va grandissante.

Principale instance “horizontale” de l’ISO, au sens où la terminologie (comme la traduction) est transversale à toutes les disciplines, on constate depuis 2001 un réaménagement en largeur et en profondeur du champ d’intervention de ce Comité, pour élargir ses horizons (expanding ISO’s horizons), asseoir et étendre son influence (extending ISO’s influence), et mettre en œuvre une stratégie adaptée aux temps modernes en vue de relever les défis linguistiques et culturels qu’annonce l’avènement d’Internet. Certes, ces défis ne sont pas nouveaux, mais le Web leur donne une ampleur inconnue jusqu’à nos jours.

Car s’il est vrai que les évolutions de l’usage et du sens des mots témoignent de celles de nos sociétés, l’observation et l’analyse des changements à l’œuvre autour du titre et des domaines d’activités du CT 37 – jusqu’en 2001 en charge de la Terminologie : principes et coordination (Terminology, principles and coordination) – et de ses sous-comités (3 initialement, 4 à partir de 2002) sont riches d’enseignements…

Il est d’ailleurs remarquable que l’appellation Terminologie : principes et coordination, restée figée pendant plus d’un demi-siècle, ait déjà subi deux changements au cours des 5 dernières années, ce qui est un fort indice de dépoussiérage, convenons-en…


Tant au niveau de son intitulé que de sa traduction. Mais procédons par ordre.

C’est d’abord la notion de « other language resources » qui fut introduite au côté de la terminologie, pour indiquer clairement que le Comité technique 37 allait désormais s’occuper des « autres ressources linguistiques » au sens large, non plus seulement terminologiques, mais aussi lexicographiques, terminographiques, etc.

Puis trois ans plus tard, apparition de la notion de « contenu » et des ressources associées, vaste domaine lorsqu’il s’applique à l’Internet…

Au niveau de la traduction française, l’expression « language resources », auparavant presque toujours rendue par « ressources linguistiques », est à présent francisée en « ressources langagières », probablement dans une tentative un peu puérile de vouloir se détacher à tout prix de la linguistique, ce terme étant porteur d’une multitude de significations pas toujours en accord avec la terminologie, loin s’en faut, un problème plus intimement ressenti par les francophones…

Mais c’est surtout au niveau du domaine d’activités du CT 37 qu’on enregistre l’évolution la plus significative, puisque la « Normalisation des principes, méthodes et applications relatives à la terminologie et aux autres ressources langagières et ressources de contenu » s’inscrit maintenant « dans les contextes de la communication multilingue et de la diversité culturelle », un changement remarquable, voire révolutionnaire !

Non plus dans un contexte singulier mais pluriel, à la fois linguistique (communication multilingue) et extralinguistique (diversité culturelle).

Or si les normes ISO posent depuis toujours comme une évidence l’essentialité du second (Les notions ne sont pas liées aux langues individuelles. Elles sont cependant influencées par le contexte socioculturel.) (ISO 1087 1990 : 1), elles ignoraient intentionnellement la portée du premier, dans le sillage de Wüster, en basant toute leur approche conceptuelle sur l’idée d’un « terme » isolé de son contexte linguistique, « ‘pur’ de toute connotation, univoque, monoréférentiel et précis », comme déjà cité plus haut. « En fait, cette conception du terme, détachée du système linguistique, a une genèse commerciale. » remarque justement Renata Stela Valente 15, ce qui peut expliquer bien des choses…

« Les termes dans ce cadre ne sont pas considérés selon leur contexte de phrase et encore moins selon le contexte de production ; ils sont réduits à des noms-étiquettes. », et leur fonctionnement « généralement analysé comme indépendant des locuteurs, des discours et des conditions de production. » 16

Ce qui est déjà incompréhensible si l’on envisage les langues de spécialité comme des sous-langues, et plus encore si la réalité est autre : « Il n’existe pas une langue générale et une langue de spécialité divisée en domaines, mais le terme est un signe dont le fonctionnement est spécialisé par le contexte de référence. » 17

Donc en introduisant ENFIN la dimension linguistique sous les atours de la « communication multilingue », l’ISO rompt définitivement avec une tradition qui dure depuis près de 70 ans, ce qui n’est pas rien. Surtout lorsque l’on sait combien de critiques, parfois féroces, lui a valu l’intransigeance de cette position de principe. (Cf. pour information, Humbley)

Et puisque vraisemblablement l’influence de l’Organisation internationale de normalisation est destinée à s’étendre, à l’instar des autres mouvements globaux de normalisation/contrôle (normes IFRS pour la comptabilité, référentiel Bâle II pour les banques et les assurances, l’ICANN pour l’Internet, etc.), vu les enjeux économico-politiques gigantesques qu’il y a derrière, tout à fait dans le droit fil de la « genèse commerciale » à peine évoquée (nous allons d'ailleurs bientôt fêter la 10e journée mondiale de la normalisation : « des normes pour les citoyens : une contribution à la société »...), c’est aussi un moyen de retirer des arguments de poids aux opposants à la « doctrine terminologique » 18, à la « terminologie dominante » 19, etc.

Une distinction subtile, stratégique, qui ne remet malheureusement pas en cause la « dictature du terme », davantage considéré comme une abstraction pour mieux le « normaliser de force » en le forgeant dans un arbitraire monosémique idéalisé : 1 terme = 1 sens. Or essayez de quantifier le nombre de sens possibles dans l’univers et d’attribuer un seul et unique terme à chacun d’eux, vous verrez vite les limites de l’exercice. Les plus grands néologues de l’humanité réunis, de Rabelais à Frédéric Dard pour rester chez nous, ne suffiraient à la tâche.

Ce qu’exprime Daniel Gouadec avec la clarté d’exposition qui le caractérise : « Si l’utopie terminologique appelle la monosémie, la réalité ne cesse d’aller dans le sens de l’ambiguïté et de la polysémie que la nécessité d’économiser les désignations (termes et mots) rend inévitables : un langage strictement référentiel comporterait autant de mots ou termes qu’il existe d’éléments désignables dans l’univers perçu ou conçu. » 20

Je conclus de tout ce qui précède que les terminologies sont autant de langages imparfaits voués à l’échec, théorique sinon pratique, que nul formalisme ne saura – ni ne pourra – jamais rendre parfaits, ce qui ne serait ni souhaitable ni concevable. Réfléchissons juste au constat que dresse François Rastier de cette tendance à la perfection :

« Perfectionner la langue, c’est par ces voies diverses la soustraire à l’interprétation, soumise à des variations individuelles et historiques, et ainsi lui permettre de refléter sereinement la vérité dans sa permanence.

En somme, une langue parfaite se caractérise de cinq manières concordantes :

(i) Elle est internationale, pour des raisons tant mythiques (rédimer Babel) que pratiques (assurer une communication facile au sein de l’humanité).
(ii) Elle est véridique, car elle dénote exactement ses objets.
(iii) Elle reflète correctement la pensée, ce qui permet de la dire auxiliaire (par son rôle idéographique).
(iv) Elle est inaltérable dans le temps et invariable dans l’espace, en ceci qu’elle n’est pas soumise aux variations dialectales (que craignait tant Tracy) ; et cette uniformité est redoublée par le fait qu’elle ne connaît de variations diachroniques (ou du moins, elle est considérée en diachronie).
(v) Elle est artificielle, car seule une volonté normative peut assurer qu’elle reste inaltérable et invariable -- cette permanence assurant qu’elle reflète correctement l’Être dans sa pérennité.

Tous ces traits caractéristiques sont reformulés par Wüster et ses successeurs pour ce qui concerne la terminologie. »
21

Le seul point qui « fait sens » et emporte mon adhésion est le premier (Eugen Wüster était d’ailleurs un espérantiste pratiquant). Au conditionnel, toutefois. Mais j’aime assez l’idée d’une communication « transnationale » capable de franchir les frontières.

Pour les autres, aujourd’hui, hier et demain :

1. Aucune langue ne peut être soustraite à l’interprétation
2. Aucune langue n’est véridique ni ne reflète correctement la pensée plus qu’une autre
3. Aucune langue n’est inaltérable dans le temps ou invariable dans l’espace, ni artificielle ou permanente à « volonté »

Aucune langue ni, a fortiori, aucune sous-langue. De plus, si une telle langue existait, on peut affirmer qu’elle irait contre nature et n’aurait aucun sens ! Ce qui serait vraiment le comble !

Car la langue n’a de sens que par et pour l’homme. Dans ses variations individuelles, et historiques (relisez un texte en françois du Moyen-âge, pour voir…). La langue articulée, au propre et au figuré, n’est-elle pas l’un des traits essentiels qui distingue l’homme de l’animal ?

Par et pour les machines aussi ? Qui a dit ça ? Tim Berners-Lee en parlant du Web sémantique, peut-être ? C’est faux. Dans l’absolu. Que la machine soit lisante, écrivante, traduisante, indexante ou selon vos goûts, soit. Que Big Blue humilie aux échecs le champion des champions du monde, soit également. Que les machines fonctionnent en réseaux et communiquent entre elles, soit encore. Mais pourquoi les machines liraient-elles, écriraient-elles, traduiraient-elles, indexeraient-elles, creuseraient-elles, construiraient-elles, voire détruiraient-elles ou autre, sinon en vue d’une interaction, in fine, avec l’homme ? Par et pour l’homme ? Serait-ce un hasard si toute cette belle mécanique se prolonge et termine toujours par une interface qui se confond généralement avec la surface de l’écran où elle affleure ? Tantôt projection, tantôt protection, tantôt tactile, tantôt rétractile, etc.

La langue est matière et les machines des outils dont se sert l’homme, à cette différence près que celles-ci se laissent volontiers découper (et d’ailleurs comment pourraient-elles protester ?), décomposer et recomposer dans un re-engineering continu, tandis que celle-là ne se laisse enfermer dans aucun moule, réfractaire à toute formalisation, modélisation, catégorisation, classification, explication et ainsi de suite. Et si de temps en temps elle donne l’illusion à tel ou tel de faire une découverte fondamentale ou d’y comprendre quelque chose, ce n’est que pour mieux s’échapper, plus vite et plus loin, en faisant naître mille nouvelles interrogations, dont les couches se superposent aux anciennes sans même leur donner le temps de sédimenter. « C’est un fait bien connu que le lexique se constitue par le dépôt naturel de tout l’extra linguistique ; il s’articule sur la réalité sociale et sur son développement historique. » 22

Ainsi, l’humus des langues est fait de mots qui puisent leur sens originel ailleurs que dans la langue : dans la société, dans la culture, dans la tradition, dans le métier, dans l’innovation, etc. « Le groupe de faits linguistiques où l’action des causes sociales est dès maintenant reconnue et le plus exactement déterminée est celui des innovations apportées aux sens des mots. » 23 Dans une relation dynamique entre l’essence des êtres et des choses et les sens des mots, aussi mouvants que les sables, où « saisir » le sens suppose des capacités d’analyse ET d’intuition, ce que n’auront jamais les machines, une opération n’ayant rien à voir avec un processus statique. Figer le sens, c’est tuer le sens.

Au contraire, saisir le sens, en « prendre possession » selon l’étymologie du verbe, c’est l’intercepter en un temps et un lieu donnés, une appropriation rarement définitive : le sens est vivant, perpétuellement en mouvement, auto-cicatrisant, régénérateur, « created fully in no particular form » 24, créé pleinement sans aucune forme particulière, indépendamment du fait que la langue qui le véhicule est alphabétique, idéogrammatique, agglutinante, tonale, etc., ou de ce que l’agent linguistique qui tente de l’encapsuler est un mot, un terme, un discours, un symbole, un chant, un cri ou un… silence ! Reçu et donné dans l’instant partagé du dialogue, parfois soumis aux « grammaires de la création » si finement analysées par George Steiner ou aux « correspondances » chères aux poètes, Baudelaire in primis, mais certainement peu appréhendable et interprétable de façon exhaustive par la machine. Sans parler des domaines de l’implicite, l’ineffable, l’informulable…

Je n’en donnerai qu’un exemple pour preuve. En raisonnant par l’absurde : imaginez un instant que l’on dispose de l’Ontologie et de la Langue parfaites, entièrement orchestrées en automatique par une intelligence artificielle dont les performances de calcul et de raisonnement auraient dépassé celles du cerveau humain, voire de l’humanité… Ajoutez-y une traduction automatique digne des plus grands polyglottes devant l’Éternel, stockant dans sa mémoire les terminologies multilingues normalisées du monde entier, juste pour faire bonne mesure.

Vous y êtes ? OK. Alors voici ma question, en n’importe quelle langue : « Pensez-vous qu’une telle machine aurait un jour la capacité de … CROIRE ? »

Et puisque je mentionne Big Blue, cela me rappelle un « vieux » poème, écrit il y a une vingtaine d’années :

Il était une fois
un joueur d’échecs
si fort
qu’il voulut
se mesurer
à Dieu

sur l’échiquier
ne resta qu’
un fou

* * *


À venir : II. La terminologie, ou la quadrature du triangle sémantique : pour la création d’une fiche terminologique « Web 2.0 »


Notes bibliographiques :
  1. VIRILIO P. (1984), L’espace critique, Christian Bourgois Éditeur, p. 19
  2. VIRILIO P. (1993), L’art du moteur, Éditions Galilée, p. 167
  3. SOULEZ A. (1985), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits. PUF, Paris, cité in Terminologie et Intelligence Artificielle, par François Rousselot et Pierre Frath
  4. SLODZIAN M. (1994-1995), « La doctrine terminologique, nouvelle théorie du signe au carrefour de l’universalisme et du logicisme » in Actes de Langues française et de linguistique (ALFA), Vol 7/8.
  5. LEFÈVRE P. (2000), La recherche d’information - du texte intégral au thésaurus. Hermès Science, Paris, p. 21
  6. LERAT P. (1995), Les langues spécialisées, Paris, PUF (Linguistique nouvelle), p.15/16
  7. GAMBIER Yves (1991), « Présupposés de la terminologie  : vers une remise en cause », in Cahiers de linguistique sociale, 18, p. 42
  8. JALAM R. (2003), Apprentissage automatique et catégorisation de textes multilingues, Thèse soutenue à l’Université Lumière Lyon2, p. 14
  9. ALT Susanne, KRAMER Isabelle, ROMARY Laurent, ROUMIER Joseph (2006), « Gestion de données terminologiques : principes, modèles, méthodes », Hermès (Éd.)
  10. WÜSTER Eugen (1959/60), Das Worten der Welt, schaubildlich und terminologisch dargestellt, Sprachforum, 3-4, p. 183-204
  11. Science de la terminologie : Étude scientifique des notions et des termes en usage dans les langues de spécialité. (ISO 1087 : 1990)
  12. LÉVY Pierre, À la recherche de l’intelligence collective issue d’Internet, interview parue dans Le Monde interactif, octobre 2002
  13. Fichier PPT
  14. GOUADEC D. (1990), Terminologie - Constitution des données, AFNOR (collection AFNOR GESTION), p. 206
  15. La « Lexicologie explicative et combinatoire » dans le traitement des unités lexicales spécialisées, thèse soutenue à l’Université de Montréal en juillet 2002, Doctorat de linguistique, option traduction
  16. BOUVERET Myriam (1998), Approche de la dénomination en langue spécialisée, in Meta, XLIII, 3, 1998
  17. Ibidem.
  18. RASTIER François (1995), « Le terme : entre ontologie et linguistique », in La banque des mots, n°7, pp. 35-65
  19. GAMBIER Yves, GAUDIN François, GUESPIN Louis (1990), « Terminologie et Polynomie », in Les langues polynomiques, PULA Nos 3/4
  20. GOUADEC D. (1990), Ibidem, p. 14
  21. RASTIER François (1995), Ibidem, p. 49
  22. GUILBERT, Louis (1965), La formation du vocabulaire de l’aviation, Paris. Larousse. p. 8
  23. MEILLET, A., cité par GUILBERT, Louis, Ibidem.
  24. AMMONS, A.R., cité par STEINER, George, in Grammaires de la création (Grammars of Creation). Paris, Gallimard, 2001. Coll. «NRF Essais».

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3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je suis impressionnée par la finesse de votre analyse et transportée par sa virtuosité. Votre raisonnement accomplit une élégante alchimie entre méthode et intuition. Un régal à parcourir.

Jean-Marie Le Ray a dit…

Stéphanie,

Voici un commentaire qui fait vraiment plaisir ! Depuis près de 4 ans que j'ai écrit ce billet, vous me rappelez que je n'ai jamais écrit la deuxième partie. Il est vrai qu'il y a un tel fouillis dans ma tête à ce sujet, qu'essayer d'y mettre de l'ordre m'apaiserait sûrement. Un jour peut-être...
Et merci bien :-)

Jean-Marie

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.