vendredi 11 janvier 2008

Gomorra

Gomorra, c'est le nom italien de Gomorrhe, ville maudite de biblique mémoire. Gomorra, c'est aussi une assonance avec camorra, la mafia napolitaine. Gomorra, c'est le titre du livre de Roberto Saviano qui décrit le délire de puissance des clans exerçant une emprise de fer, quasi absolue, sur la Campanie. Le seul livre que j'aie jamais lu à ce jour qui commence par une malédiction en guise de dédicace : A S. Maledizione. La Campanie, c'est la région italienne du Centre-Sud qui regroupe 5 Provinces : Avellino, Benevento, Caserta, Naples et Salerno. Ma femme est campane, née à Cava de' Tirreni, située à 45 km au sud de Naples, à 7 km de Salerno et à 3 km de la Costiera, plus connue en France sous la dénomination de Cote Amalfitaine. Donc la Campanie est aussi ma terre d'élection, celle où je passe les fêtes, de Noël et du premier de l'An (j'en suis revenu il y a tout juste une semaine), de Pâques, une partie des vacances d'été, etc. Mon fils y a ses cousins, dont deux qui vivent à Pagani, un peu au nord de Cava en remontant vers Pompéi et Naples. Le jour où mon beau-frère a annoncé à mon beau-père qu'il allait vivre à Pagani, mon beau-père en a pleuré. Des larmes de peine et de douleur. Ça me rappelle un dicton mafieux, terrible : "chi non paga col sangue, paga con le lacrime", ceux qui ne paient pas de leur sang, paient de leurs larmes. Mon beau-père était policier. Il appelait Pagani le Far-West... Pace all'anima sua. Plus de 40 ans de bons et loyaux services. Un homme intègre, bon, qui m'a donné les deux plus belles poignées de main que j'ai jamais reçues d'un homme. Sa fille et moi nous sommes mariés à Cava le 18 juillet 1998, juste 2 mois après les terribles coulées de boue qui ont dévasté Sarno, à quelques km de Cava, nul n'avait jamais vu ça en Italie, des familles entières décimées, certains y ont perdu leurs parents par dizaines. Saviano en parle dans son livre, notamment des milliards de subventions qui ont coulé à flots après, vite engloutis par la camorra. Une terre qui me colle au corps et à l'âme, une terre qui est mienne autant que le fut la France durant les 25 premières années de mon existence. Dont la langue et la culture m'habitent profondément depuis 25 ans, puisque je ne parle plus français dans ma vie de tous les jours depuis septembre 1982, même mon fils ignore ma langue ! Une terre actuellement secouée par un séisme qui n'a rien de naturel, un séisme causé par l'homme. Par le Système camorriste et la politique affairiste et sans scrupule. Dont la puanteur et les exhalaisons méphitiques ont franchi les frontières de la Campanie pour se répandre partout en Europe, et même Outre-Atlantique. Un Système raconté de façon poignante par Saviano dans Gomorra, dont la dernière partie, intitulée Terra dei fuochi, décrit la catastrophe sanitaire induite par le "traitement" des déchets en Campanie. Une catastrophe telle que l'état d'urgence est dépassé depuis longtemps. L'emergenza rifiuti. Car c'est de déchets, dont il est question. D'un Himalaya de déchets :
Se i rifiuti illegali gestiti dai clan fossero accorpati diverrebbero una montagna di 14.600 metri con una base di tre ettari, sarebbe la più grande montagna esistente sulla terra.
Si les déchets illégalement traités par les clans étaient regroupés, ils formeraient une montagne ayant une base de 3 hectares et haute de 14km600, la plus haute montagne de toute la terre. Une montagne de déchets toxiques de toutes sortes et d'ordures ménagères.

Les ordures de Naples

Provenant d'un peu partout en Europe, grâce aux prix imbattables pratiqués par le Système :
Le coût du marché pour éliminer correctement les déchets toxiques impose des prix qui vont de 21 centimes à 62 centimes par kilo. Les clans fournissent le même service à 9 ou 10 centimes le kilo.
Cela se traduit pas des dégâts collatéraux monstrueux, inqualifiables…
Les parrains n'ont eu aucun scrupule à enfouir des déchets empoisonnés dans leurs propres villages, à laisser pourrir les terres qui jouxtent leurs propres villas ou domaines. La vie d'un parrain est courte et le règne d'un clan, menacé par les règlements de compte, les arrestations et la prison à perpétuité, ne peut durer bien longtemps. Saturer un territoire de déchets toxiques, entourer ses villages de collines d'ordures n'est un problème que si l'on envisage le pouvoir comme une responsabilité sociale à long terme. Le temps des affaires ne connaît, lui, que le profit à court terme et aucun frein. L'essentiel du trafic ne connaît qu'une seule direction : nord-sud. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, dix-huit mille tonnes de déchets provenant de Brescia ont été enfouies entre Naples et Caserte et en quatre ans, un million de tonnes à Santa Maria Capua Vetere. Les déchets traités au nord, dans les usines de Milan, de Pavie et de Pise, sont tous expédiés en Campanie.
Dans son article, Saviano explique parfaitement la collusion tripartite entre camorra, politique et entreprises. J'ai contacté son agent pour traduire son texte, mais je suis arrivé trop tard, il va bientôt être publié sur un quotidien français. Je mettrai le lien dès que je le trouverai. Et je vous invite vivement à le lire si vous voulez mieux comprendre ce qui se passe sur cette terre martyrisée qui est la mienne. Il commence ainsi :
È un territorio che non esce dalla notte. E che non troverà soluzione.

C'est un territoire qui ne sort pas de la nuit. Un territoire qui ne trouvera pas de solution.
Le gouvernement italien vient de dépêcher un Commissaire extraordinaire pour gérer la situation. Ce n'est jamais que le neuvième en 14 ans...

Si vous voulez en savoir plus, prenez votre courage à deux mains, et lisez Gomorra. Un vrai coup de poing. Car comme l'avoue Jean-Christophe : « On ne sort pas de ce livre révolté, juste totalement écœuré… »


Couverture de l'édition italienne :


Ça commence comme ça :
Le conteneur oscillait tandis que la grue le transportait jusqu'au bateau. Comme s'il flottait dans l'air. Le sprider, le mécanisme qui les reliait, ne parvenait pas à dompter le mouvement. Soudain, les portes mal fermées s'ouvrirent et des dizaines de corps tombèrent. On aurait dit des mannequins. Mais lorsqu'ils heurtaient le sol, les têtes se brisaient bien comme des crânes. Car c'étaient des crânes. Des hommes et des femmes tombaient du conteneur. Quelques adolescents aussi. Morts. Congelés, recroquevillés sur eux-mêmes, les uns sur les autres. Alignés comme des harengs dans une boîte. Les Chinois qui ne meurent jamais, les éternels Chinois qui se transmettent leurs papiers d'identité : voilà où ils finissaient. Ces corps dont les imaginations les plus débridées prétendaient qu'ils étaient cuisinés dans les restaurants, enterrés dans les champs près des usines ou jetés dans le cratère du Vésuve. Ils étaient là et s'échappaient par dizaines du conteneur, leur nom inscrit sur un carton attaché autour du cou par une ficelle. Ils avaient tous mis de côté la somme nécessaire pour se faire enterrer chez eux, en Chine. On retenait une partie de leur salaire, en échange de laquelle, après leur mort, leur voyage de retour était payé. Une place dans un conteneur et un trou dans quelque lopin de terre chinois. Quand le grutier du port m'a raconté cette histoire, il a placé ses mains sur son visage en continuant à me regarder à travers ses doigts écartés, comme si ce masque lui donnait le courage de poursuivre. Il avait vu s'abattre des corps et n'avait même pas eu besoin de donner l'alarme ou d'avertir qui que ce soit. Il avait simplement déposé le conteneur au sol et des dizaines de personnes, sorties de nulle part, avaient remis tous les corps à l'intérieur avant de nettoyer le quai avec un jet d'eau. C'est ainsi que ça se passait. Il n'arrivait toujours pas à y croire, il espérait que c'était une hallucina­tion provoquée par un surcroît d'heures supplémentaires. Il a serré les doigts pour se couvrir complètement le visage et continué à parler en pleurnichant, mais je ne comprenais plus ce qu'il me disait. Tout ce qui a été fabriqué passe par le port de Naples. Il n'est nul produit manufacturé, tissu, morceau de plastique, jouet, marteau, chaussure, tournevis, boulon, jeu vidéo, veste, pantalon, perceuse ou montre qui ne transite par ce port. Le port de Naples, cette blessure. Grande ouverte. Le point final des interminables trajets que parcourent les marchandises. Les bateaux arrivent, s'engagent dans le golfe et s'approchent de la darse comme des petits attirés par les mamelles de leur mère, à ceci près qu'ils ne doivent pas téter mais se faire traire. Le port de Naples est un trou dans la mappemonde d'où sort tout ce qui est fabriqué en Chine ou en Extrême-Orient, comme se plaisent encore à l'écrire les journalistes. Extrême. Lointain. Presque inimaginable. Si l'on ferme les yeux, on voit des kimonos, la barbe de Marco Polo ou le coup de pied latéral de Bruce Lee. En réalité, cet Orient est relié au port de Naples comme aucun autre endroit au monde. Ici, l'Orient n'a rien d'extrême, le très proche Orient, devrait-on dire, le moindre Orient. Tout ce qui est produit en Chine est déversé ici comme un seau d'eau qu'on vide dans le sable et dont le contenu détériore, creuse et pénètre en profondeur. 70 % du volume des exportations de textile chinois transitent par le seul port de Naples, ce qui ne représente pourtant que vingt pour cent de leur valeur. C'est une bizarrerie difficile à comprendre, mais les marchandises ont leur magie, elles peuvent être à un endroit sans y être, arriver sans jamais vraiment arriver, coûter cher au client tout en étant de qualité médiocre, et valoir peu aux yeux de la douane tout en étant précieuses. Car le textile regroupe de nombreuses catégories de biens et il suffit d'un trait de stylo sur le bordereau d'accompagnement pour réduire les frais et la T.V.A. de façon drastique. Dans le silence de ce trou noir qu'est le port, la structure moléculaire des choses semble se décomposer puis se recomposer une fois loin de la côte. Les marchandises doivent quitter très vite le port. Tout se déroule rapidement, au point que les choses disparaissent presque aussitôt. Comme si rien ne s'était passé, comme si tout n'avait été qu'un geste. Un voyage inexistant, un faux accostage, un bateau fantôme, une cargaison évanescente. Comme s'il n'y avait rien eu. Une évaporation. La marchandise doit parvenir entre les mains de l'acheteur sans laisser de trace de son parcours. Elle doit rejoindre son entrepôt, vite, immédiatement, avant que le temps reprenne son cours, le temps nécessaire à un éventuel contrôle. Des quintaux de marchandises qui circulent aussi facilement qu'un pli livré à domicile par le facteur. Dans le port de Naples, avec ses un million trois cent trente-six mille mètres carrés et ses onze kilomètres et demi de longueur, le temps se dilate d'une façon inédite. Ce qui pourrait prendre une heure à l'extérieur semble y durer à peine plus d'une minute. La proverbiale lenteur qui caractérise dans l'imaginaire collectif chaque geste d'un Napolitain est ici démentie, niée, brisée. Les premiers contrôles douaniers surviennent dans un laps de temps que les marchandises chinoises prennent de vitesse. Impitoyablement rapides. Ici, chaque minute semble annihilée, c'est un massacre de minutes, de secondes volées aux formalités, poursuivies par les accélérations des camions, tirées par les grues, emportées par les chariots élévateurs qui vident les entrailles des conteneurs.
Un pavé en pleine gueule.




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P.S. Je pourrais vous en écrire des pages et des pages sur l'Italie, sur la Campanie, et même vous raconter bien plus de choses belles que dégueulasses. Mais ce qui se passe en ce moment et la façon dont l'Italie est perçue en dehors de ses frontières me touchent trop...

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6 commentaires:

fxbodin a dit…

Je suis venu, j'ai lu et...
Et merci pour cet éclairage qui fait penser. Même s'il je ne saurais pas vraiment que faire de cette information, sauf épater un dîner... Mais, il faut bien commencer par quelque chose. Je commence par partager la lecture de ton article. Encore merci.

Jean-Marie Le Ray a dit…

"Même si je ne saurais pas vraiment que faire de cette information..."

François-Xavier,

intéressant ton commentaire ! Il suscite en moi la réflexion suivante :

en fin de billet, j'ai rajouté une interview de Roberto Saviano sur Youtube, qui n'est malheureusement accessible qu'aux gens qui parlent et comprennent l'italien.

Background : l'interview remonte à début novembre 2007 et Saviano vit maintenant sous escorte car menacé de mort par la camorra.

A un moment, Fabio Fazio, l'interviewer, lui pose la question suivante : tu n'es pas le seul à avoir écrit sur la camorra (Saviano est également journaliste), tu n'es pas le seul à avoir publié un livre sur la camorra, alors pourquoi cette condamnation ?

Réponse de Saviano : à cause des lecteurs !

Et d'expliquer que la vente de son livre, dont le premier tirage était à 5000 (cinq mille) exemplaires, s'est répandue comme une traînée de poudre chez les jeunes, dans les prisons, etc., par la seule grâce du bouche à oreille. Jusqu'à devenir un phénomène planétaire. Plus d'1 million d'exemplaires vendus uniquement en Italie, pour l'instant des traductions dans 32 langues (il est également best-seller dans de nombreux pays), bientôt un film, etc.

Donc, sa thèse c'est que ce livre est devenu dangereux pour la camorra non pas parce qu'il l'a écrit (beaucoup en ont écrit d'autres sur le même argument dont personne n'a jamais entendu parler), mais parce qu'il est lu !

Et cette diffusion en masse de son message à permis à Gomorra de dépasser : 1) le seuil du silence ; 2) la ligne d'ombre.

Je rapporte ces deux expressions (prononcées par Saviano dans deux interviews, la première avec Fazio, la seconde avec Enzo Biagi), parce qu'elles sont très symboliques : ce sont les lecteurs qui donnent au message de Saviano voix (en dépassant le seuil du silence) et visibilité, lumière (en dépassant la ligne d'ombre).

Donc chaque fois que l'info passe d'une manière ou d'une autre, soit par le livre lui-même, soit par celles et ceux qui en parlent, c'est son message qui porte toujours plus loin, toujours plus fort !

Jean-Marie

Anonyme a dit…

Ces gens n'aiment pas la publicité même s'ils agissent à la vue de tous…
Hormis cela, merci pour la citation…!

Anonyme a dit…

Je viens d'aller voir le film, tourné sur les lieux mêmes du crime... est-ce que sans aimer la publicité qui les nomme personnellement (tous les noms cités dans le livre), les camorristes n'aiment-ils pas se mettre en scène - le film est soutenu par la ville de Naples, etc., les acteurs sont locaux et le réalisateur ne semble pas (encore?) plus inquiété que cela... Comment expliquez-vous cette différence ?

Jean-Marie Le Ray a dit…

Karine,

Je n'explique rien, rien n'est explicable à Naples.
Naples est en Italie, mais ce n'est pas l'Italie. Naples a ses propres règles, que seuls les napolitains connaissent - et que la plupart subissent.
Non, décidément je n'explique rien. Mais comme je l'ai dit en réponse à François-Xavier, la diffusion en masse du message de Saviano a permis à Gomorra de dépasser : 1) le seuil du silence ; 2) la ligne d'ombre.
Que le film soit vu, tant mieux. Mais comme dit ici, si au cinéma les spectateurs peuvent sortir avant la fin de la projection, à Naples les gens ne peuvent se payer ce luxe.

Jean-Marie

Anonyme a dit…

merci pour ton blog que j'ai vraiment apprécié, moi aussi j'ai lu gomorra( son livre est en rupture de stock, presque introuvable,chez nous) j'étais écoeurée et révoltée au même temps; je tiens à le préciser, je suis algérienne; nous aussi nous avons notre camorra.
concernant Saviano, la première fois que je l'ai vu à la télévision française, je me disais "encore un italien qui parle de mafia", d'ailleurs, j'ai zappé.
mais aprés avoir lu son livre je l'ai trouvé trés courageux et extrêment intelligent pour son age.