dimanche 7 septembre 2008

LCEN : les juges détournent-ils la loi ?

LCEN : les juges détournent-ils la loi ?

Voici une question qui nous ramène six mois en arrière, au moment des affaires Martinez, Gala & Co. Que j'ai tenté de couvrir par plusieurs billets :

Flux RSS : la jurisprudence en marche...
Olivier Martinez, l'acteur le plus en vue du moment
Olivier Martinez et la vieille Dame
Affaire Martinez/Fuzz : un jugement critiquable
Eolas et la Secte du Kiosque à Journaux
Eolas – Adscriptor : riposte
Adscriptor face au mur
L'affaire Martinez - Gala

Une question qui me vient naturellement à la lecture de la dernière mouture du rapport d'information n° 627, présenté par M. Jean Dionis du Séjour et Mme Corinne Erhel, députés, portant sur la mise en application de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), qui a inséré entre le dépôt de cette version et celui de sa version précédente une lettre d) que je vous livre in extenso (en graissant les parties qui me semblent importantes), et dont l'intitulé est le suivant :
d) Sites collaboratifs et de vente aux enchères : traiter par la loi l’évolution du statut d'hébergeur

Des sites comme Wikipedia ou encore Daily Motion, où les internautes mettent en ligne opinions, vidéos, informations, sont cependant devenus des références majeures sur le Net. Les vidéos mises en ligne sur Daily Motion ou You Tube, notamment lorsqu’elles comportent des éléments anecdotiques ou comiques sur un événement ou une personnalité, peuvent faire l’objet d’un très grand engouement et de très nombreuses consultations.

Une preuve de l’importance de ces sites est le rôle qu’ils peuvent avoir pour la notoriété de chanteurs ou musiciens débutants : le chanteur Kaminy notamment a commencé sa carrière en mettant en ligne une vidéo de sa première chanson, Marly-Gomont, réalisée en mettant en scène des amis et des voisins, pour un coût de réalisation de 200 euros environ.

Or, cette efficacité promotionnelle nouvelle est liée à l’évolution technique de l’hébergement. Ces sites, en effet, grâce à des logiciels nouveaux dénommés « agrégateurs », offrent une lisibilité nouvelle aux éléments mis en ligne. Pourquoi ? D’une part, ils offrent un classement par rubrique sous lesquelles les internautes vont mettre leurs contributions. De l’autre, ils comportent un dispositif de visibilité de ces contributions. Plus une contribution est consultée, plus elle apparaît tôt dans le classement. Les contributions les plus regardées du moment se trouvent ainsi très accessibles, dès la page d’accueil du site ou de la rubrique.

Ainsi, si l’on veut une fois encore faire référence à la presse, tout se passe comme si les contributions les plus regardées du moment figuraient en « une » du site, les moins regardées étant elles, beaucoup moins accessibles et finissant même par être automatiquement effacées du site après un certain délai sans consultation.

Ce caractère actif de l’hébergement – c’est ce qu’on appelle le Web 2.0 – n’est pas pour rien dans la tendance qu’a la justice à étendre les responsabilités des hébergeurs, notamment en leur attribuant la qualité d’éditeur et le régime de responsabilité qui y est attaché.

La toute récente décision (27 mars 2008) du tribunal de grande instance de Paris, qui a mis le monde du Web 2.0 en émoi, est très significative. L’hébergeur Fuzz.fr a été condamné à une provision indemnitaire de 1 000 euros et à 1 500 euros de remboursement des frais d’avocat d’un acteur qui l’avait assigné pour avoir laissé diffuser sur son site des informations sur sa vie privée.

Deux éléments doivent être remarqués : d’une part, c’est une simple ordonnance en référé d’un juge unique, qui statue de façon conservatoire ; ce n’est pas un jugement sur le fond. La décision ne saurait, dans ces conditions, « faire jurisprudence », comme on a pu l’entendre.

De l’autre, le juge a considéré que le site faisait œuvre éditoriale dans la mesure où l’on y trouvait des liens renvoyant vers d’autres sites, ce qui faisait dudit site un site d’information original.

C’est cela que l’ordonnance de référé a considéré comme une action éditoriale. Ensuite, dès lors que sur les sites référencés en lien par Fuzz.fr se trouvaient des propos portant atteinte à la vie privée, le site « éditorial » se trouvait en situation d’être condamné, conformément au droit de l’édition.

Cette démarche ressort clairement des attendus de l’ordonnance, mise en ligne sur le site presse-citron.net par le patron du site Fuzz.fr lui-même.

(omissis)

Bien entendu, pour se défendre, Fuzz (ou plutôt Bloobox.net, société mère) a fait remarquer qu’elle n’avait aucun contrôle sur le contenu du site.

Il reste qu’il n’est pas facile de soutenir que la création d’un site virtuel spécialisé sur une personnalité ne constitue pas en soi l’offre d’un service d’information et de communication électronique nouveau.

Dans le cas de Fuzz.fr, le juge a considéré visiblement que le site consacré à l’acteur évoqué finissait par fonctionner comme une sorte de journal interactif, qu’il fallait donc bien que quelqu’un en assume la responsabilité éditoriale d’ensemble, et que c’est l’hébergeur qui devait le faire.

En fait, il semble bien que, avec les Web 2.0, comme aussi dans le cas des sites de vente aux enchères, qu’on analysera plus bas, on arrive à la limite du statut d’hébergeur tel qu’il est défini par la LCEN. Un site exclusivement concerné à la vie privée d’une personne peut-il avoir pour seuls responsables la multiplicité des internautes qui y apportent commentaires, informations, liens… ?

Pour autant, il faut être clair. La LCEN a créé un statut d’hébergeur distinct de celui d’éditeur. Cette distinction ne doit pas être vidée de son sens par des décisions de justice.

En revanche, l’évolution de l’action d’hébergement suppose de légiférer rapidement, voire de façon urgente, pour fixer plus précisément les limites au sein desquelles le statut d’hébergeur, qui est un statut exonératoire de responsabilité, s’applique. Autant la loi doit être appliquée, autant elle doit régir une réalité.

L’une des pistes est sans doute l’éclatement du statut d’hébergeur, en fonction du caractère plus ou moins actif de l’hébergement. Deux exemples paraissent significatifs de cette nécessaire évolution. Le premier est celui qui vient d’être analysé. Il faut que la loi définisse des règles pour les sites collaboratifs. Le deuxième est celui des sites de vente aux enchères.

Pour les rapporteurs, il faut donc légiférer pour adapter la loi à la diversification de l’activité d’hébergeur, (en tenant compte, par exemple des spécificités de l’activité d’hébergeur de sites collaboratifs ou de sites de vente aux enchères) (proposition n° 1).

En attendant, cependant, les textes doivent être appliqués, et ne pas être détournés.
Sans vouloir rentrer dans les détails une fois de plus, limitons-nous à constater la position fortement critique des rapporteurs vis-à-vis des juges :
...on arrive à la limite du statut d’hébergeur tel qu’il est défini par la LCEN.
(...)
Pour autant, il faut être clair. La LCEN a créé un statut d’hébergeur distinct de celui d’éditeur. Cette distinction ne doit pas être vidée de son sens par des décisions de justice.
(...)
En attendant, cependant, les textes doivent être appliqués, et ne pas être détournés.
Eolas la menace (Max de son petit nom), qui n'a jamais vraiment daigné répondre à ma question (Comment conciliez-vous, en droit, cette exonération de responsabilité au motif d’absence de liberté avec la condamnation pour responsabilité sans faute ? Et comment l’appliquez-vous, en fait, à Internet ?), pas plus que de se prononcer sur le fond de l'affaire (voir ici) (ni lui ni ses collègues d'ailleurs, au barreau on crache pas dans la soupe), va encore nous expliquer pourquoi ces rapporteurs sont busirissables (néologisme du Maître), je le sens. Ah ! Eolas, hélas ! aurait dit Gide...

D'où cette nouvelle question : Dans le cadre de la LCEN, les juges ont-ils détourné la loi ?

Et si oui, question subsidiaire : La fonction des juges est-elle faite pour détourner la loi ou pour l'appliquer ? (pour l'interpréter, dites-vous ? Certes, mais avec quelles motivations...)

Simples questions de bon sens, donc, mais apparemment le bons sens n'a pas cours (avec ou sans "s", Eolas ?) chez les gens de robe. Permettez-moi de citer le Maître, encore une fois :
Qu'il suffise de se rappeler que le droit s'apprend à l'université, et le bon sens, au bistro.
Ce qui, personnellement, me semble plus un raisonnement de comptoir que de prétoire, ne vous en déplaise. Se prévaloir "de l'autorité de la faculté sur celle de la rue", pourquoi pas. Mais lorsque l'insécurité législative débouche immanquablement sur l'insécurité juridique et le tout aux dépens (c'est le cas de dire) des citoyens, l'ignorance de ces derniers a bon dos. Alors qu'ils seraient surtout en droit d'attendre que cesse l'insécurité juridique !

Puisqu'en fait, dans ces affaires, tantôt les juges décident dans un sens, tantôt dans l'autre. Or lorsqu'il est dit de ces décisions et d'autres qu'elles "posent problème", et que ce sont des députés qui l'affirment, reste à savoir si les députés - qu'ils soient busirissés ou pas - peuvent être considérés comme des gens de la rue, ou non !?

Ça, c'est une vraie question ! Posée à la sagacité et au "savoir" de nos chers Maîtres. Chers, surtout au niveau des honoraires. Mais bon, on va pas chipoter...

En attendant, nous verrons bien ce qu'il en sera lors du jugement à venir, puisque Fuzz s'est pourvu en appel. À suivre...

[MàJ - 2 mois plus tard] GAGNÉ ! (comme quoi tous mes raisonnements de comptoir n'étaient peut-être pas si nuls que ça...)


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4 commentaires:

Anonyme a dit…

Dans l'état de crise morale et de crédibilité du système judiciaire français, le jeu laissé à l'interprétation et l'exploitation de la méconnaisissance de l'internet sont autant d'opportunité pour l'instrumentalisation du recours au juridique.

Tenant compte de ce contexte Fuzz, n'aurait pas du faire appel laissez le cours des choses s'exprimer et pour nous permettre de connaitre la réalité de la prise de conscience du politique et la réalité de la volonté de réforme.

Sans appel de FUZZ comme dans l'affaire TATI KITETOA le Procureur Général avait ainsi l'occasion de faire appel considérant "le détournement".

Dans ce cas on aurait pu connaitre le sens de l'histoire à venir. Dans le cas inverse çà n'aurait fait qu'amplifier la crise et le discrédit.

Sur le fond rien ne sera résolu puisque la véritable question cachée était plutôt: Est-ce que les fans des peoples qui prennent des photos et scoopent et bloggent et ceux qui les relaient font-ils une concurrence déloyale à la presse people qui a pignon sur rue ?

L'autre question à se poser, est de même nature est-il souhaitable de laisser perdurer d'instrumentalisation du système judiciaire comme par exemple pour dissuader les fans bloggers-scoopers et leurs relais de publier et ceci pour protéger les intérêts économiques d'une certaine presse ?

Anonyme a dit…

Ce qui me fait le plus froid dans le dos dans cet extrait du rapport de la commission, c'est l'extrême confusion entre hébergeur et éditeur. Je pense que le législateur y gagnerait s'il daignait utiliser (ou à défaut, créer) un vocabulaire qui reflète les réalités d'Internet.

Et la reprise de termes aussi vides de sens (ou plutôt de véritables auberges espagnoles numériques) comme Web 2.0, me laisse vraiment pantois.

Anonyme a dit…

Juriste pour l'un des hébergeurs actuels que sont Dailymotion, Youtube, etc (je ne préciserais évidemment pas lequel), laissez moi vous dire que le statut d'hébergeur ne s'est jamais aussi bien porté qu'aujourd'hui devant un tribunal, et que si Fuzz a été "châtié", c'est en toute logique parce qu'il n'hébergeait strictement rien.

Toutes les décisions de justice concernant les hébergeurs ne sont pas "communiquées" au public, concernant l'hébergeur pour lequel je travaille, je dois avoir 4 ou 5 décisions datant de cette année, basées sur la LCEN et qui nous donnent raison.

Arretons de tirer des conclusions à la va vite sur Fuzz !

Dernière précision : le référé est certes pas le fond, mais sachez que c'est le moyen le plus courant utilisé par les avocats en la matière d'internet, et que au final les jugements au fond sont particulièrement rares. De là à en conclure que le référé est bel et bien une référence ...

Jean-Marie Le Ray a dit…

Petit Nicolas,

Merci de commenter. En fait, mon billet présente le texte ajouté entre les deux versions sans l'analyser, ce qui sera l'objet d'un prochain billet.
Ma plus grande perplexité porte d'ailleurs moins sur le statut d'hébergeur que sur celui d'agrégateur (d'un digg-like à un simple blog qui publie un RSS-roll), dès lors que le "réassemblage" qui semple qualifier l'éditeur dans cette législation lacunaire se fait de manière automatisée.
C'est une réalité technique du Web, et elle ne me semble prise en compte nulle part.
Donc pour reprendre les mots de Guillaume, l'extrême confusion qui règne au niveau des définitions, qui pêchent largement par omission, seront très probablement sources d'insécurités à la fois législatives et juridiques.
Donc il faudra voir si ce rapport est suivi d'amendements au texte actuel de la LCEN, et quand, mais en l'état, j'ai bien peur que ça ne change rien au flou artistique savamment entretenu pour mieux confiner le bon peuple dans son ignorance...

Jean-Marie